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Les Danses des Morts, par {{M.|Kastner[1]. — On est bien loin d’avoir étudié tous les aspects de l’art du moyen âge. Le propre de la pensée humaine à cette époque, c’est de se complaire en des manifestations multiples et de tirer du thème le plus simple les modulations les plus variées. On sait sous combien de formes également charmantes les Minnesinger du XIIIe siècle ont traduit l’idée de l’amour. Quant au nombre des monumens inspirés par l’enthousiasme religieux, il échappe à tout calcul. À mesure qu’on se rapproche du XVIe siècle, cependant, on voit s’augmenter la complication, la prodigalité des traductions plastiques d’une même idée. Ce n’est plus la poésie seule, comme au XIIIe siècle, ce n’est plus la sculpture comme au XIVe, qui suffisent à ce dernier déploiement de la fantaisie des vieux âges : la peinture et la musique arrivent à leur tour. Une récente publication nous montre dans ses phases diverses et trop peu étudiées cet épanouissement graduel des formes de l’art venant se grouper successivement autour d’un motif principal. Les Danses des Morts, ce cycle étrange et sombre de poèmes, de chants et de peintures murales, ont fourni à l’auteur de plusieurs travaux intéressans sur l’histoire de l’art musical, M. Kastner, l’occasion d’éclairer quelques-unes des questions les moins connues parmi celles que soulève l’art du moyen âge. En cherchant dans les temps les plus reculés l’idée première de cette étrange comédie de la mort continuée à travers plusieurs siècles, l’auteur a pu indiquer de curieux rapprochemens entre, le symbolisme antique et le symbolisme chrétien. C’est à partir du XVe siècle toutefois que des monumens nombreux permettent d’étudier dans ses diverses manifestations le travail de plus en plus actif de la pensée du moyen âge sur le thème funèbre qu’elle transforme en se l’appropriant. À la série d’images et de tableaux qui personnifient la lutte de la vie et de la mort correspond toute une série de poèmes qui en sont le naïf commentaire ; mais ces deux formes ne suffisent pas aux imaginations populaires, et la musique, la danse même, reprennent à leur façon le motif indiqué par la peinture et la poésie. De toutes les variations de cet étrange motif, celle-ci est assurément la moins connue. Les rondes funèbres n’ont pas été seulement reproduites en effet sur les murs des couvens et des églises : elles ont été exécutées, elles ont eu leur orchestre, des monumens nombreux le prouvent, et cet orchestre même, M. Kaslner en fait l’histoire, qui répand une vive lumière, sur l’histoire générale de la musique. Dans l’ensemble de ces instrumens qu’il passe en revue : psaltérions, tympanons, monocordes, rébecs, claquebois, c’est déjà l’instrumentation moderne à son berceau qui se révèle. On voit ce qu’il y a d’utile pour l’histoire de l’art à suivre ainsi la filière qu’a parcourue la pensée des générations d’avant la renaissance : sculpture, peinture, poésie, musique. Tous les moules dans lesquels est venue se jeter plus tard la fantaisie moderne ont été en quelque sorte préparés et façonnés du XIIe au XVe siècle, et le cycle de la Danse des Morts est un des plus curieux témoignages de cette merveilleuse élaboration. L’ouvrage de M. Kastner, complété par une composition musicale qui est elle-même une savante étude sur le style mélodique du moyen âge, mérite une place distinguée, parmi les récentes publications d’archéologie.


V. DE MARS.
  1. Un}} volume in-4o, avec planches, chez Brandus, rue Richelieu.