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les croyances, les lois, l’agriculture, les hommes, la terre, les monumens, les hérésies, les sciences occultes, la liturgie, les choses matérielles et les choses abstraites, il a tout recueilli, tout exposé. Ce livre immense, comme l’appellent les bénédictins, qui traite de tout, et qui est ouvert à tous, librum amplissimum, omnibus apertum, avait cependant été fait sans préméditation, pour ainsi dire, sans fatigue et surtout sans vanité. L’auteur ne s’était pas même donné la peine de mettre au net son manuscrit, et ce fut seulement pour céder aux instances de quelques savans, auxquels il avait par hasard parlé de son travail, qu’il se décida enfin à le livrer à l’impression. « Ayant un jour fait venir quelques libraires dans son cabinet, dit un de ses biographes[1], Du Cange leur montra un vieux coffre placé dans un coin, en leur disant qu’ils y pouvaient trouver de quoi faire un livre, et que, s’ils voulaient s’en charger, il était prêt à en traiter avec eux. Ils acceptèrent l’offre avec joie ; mais, à la place du manuscrit qu’ils cherchaient, ils ne trouvèrent qu’un tas de petits morceaux de papiers, qui semblaient la plupart déchirés et hors d’usage. Du Cange sourit de leur embarras, et les assura de nouveau que le manuscrit était dans le coffre ; l’un d’eux jeta pour la seconde fois les yeux sur ces lambeaux, et les trouva chargés de remarques savantes d’autant plus faciles à mettre en ordre que chaque papier contenait le mot particulier dont l’auteur entreprenait de donner l’explication. D’après cette découverte, jointe à la connaissance qu’ils avaient du talent de l’auteur, le marché fut bientôt conclu. » Telle est, dit-on, l’origine du premier glossaire. Malgré l’élévation de son prix, ce glossaire, seul peut-être entre tous les grands recueils d’érudition, a été réimprimé plusieurs fois. Les bénédictins au XVIIIe siècle en ont fait, avec d’importantes additions et un supplément, une fort belle édition en dix volumes in-folio, et de notre temps même. MM. Firmin Didot, fidèles aux traditions savantes de l’ancienne librairie française, en ont donné une cinquième édition, dans laquelle MM. Henschel et Adelung ont fait des additions importantes.

Nous n’insisterons pas plus longtemps sur ce livre, car tout ce que nous pourrions dire n’en donnerait qu’une idée incomplète à ceux qui ne l’ont point pratiqué, et aux yeux de ceux qui le connaissent, l’éloge resterait toujours au-dessous de son mérite. Ce que nous avons voulu avant tout montrer à l’occasion du travail de M. Fougère, c’est que la gloire intellectuelle du XVIIe siècle n’est pas seulement dans ses œuvres littéraires, et que l’époque qui nous a donné le Discours de la méthode, les Provinciales, Cinna, Tartufe, Athalie et le Lutrin, a donné également par Du Cange la grande critique et la science du moyen âge non pas seulement à la France, mais à l’Europe entière. Ce que les Érasme, les Budé, les Estienne, les Scaliger, les Juste Lipse ont fait dans leurs efforts collectifs pour les dix siècles de l’antiquité grecque et romaine, Du Cange l’a fait à lui seul pour les quinze siècles de la barbarie gréco-latine. Il l’a fait sans effort, sans ambition, sans vanité, simplement, comme les grands hommes font les grandes choses. Nous félicitons vivement M. Fougère d’avoir choisi pour sujet d’étude ce savant si modeste, qui n’a pas moins honoré son pays par sa moralité sévère et ses

  1. Le père Daire, Histoire littéraire d’Amiens, p. 583.