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avec les plus belles promenades de l’Italie. Faut-il parler encore des jouissances gastronomiques du pays, des merles gras à fendre à l’ongle, du bruccio, des vins du Cap Corse, de ces oranges mandarines si délicates, dont Malte semblait avoir le privilège et qui prospèrent bravement dans les jardins d’Ajaccio ? Les merles surtout sont dignes de leur renommée. La saison de leur passage dure du 15 décembre au 15 février. C’est le moment où le myrte et l’arbousier sont couverts de fruits et les invitent à des festins parfumés. À ce joyeux métier, ils s’engraissent au point de perdre leurs formes sveltes et leur caractère goguenard. Il faut aller en Corse pour voir le merle abruti par les excès, le merle bouffi, le merle obèse ! Les paysans les prennent au lacet et les apportent par centaines au marché. — Le braccio, le mets national, est un gâteau de crème solidifié par la cuisson. Il n’a pas grand mérite comme fromage ; mais quand on l’imbibe de rhum et qu’on le bat avec la cuiller, il atteint les proportions d’un mets rare et exquis.

Cependant nous n’étions pas venus à Ajaccio pour y passer notre saison d’hiver ; encore sous le charme d’une dernière lecture de Colomba, nous voulions pénétrer dans ce pays dont M. Mérimée a dessiné la physionomie avec tant d’originalité et d’esprit. Il fallait donc songer à nous équiper. En Corse, comme en Orient, on voyage à cheval. Dans cette île étrange, on côtoie sans cesse l’état sauvage. Les mœurs des animaux s’en ressentent, et aussi, -faut-il le dire ? — les habitudes des hommes. Ces petits chevaux corses, mal pansés, mal nourris, abâtardis faute de soins, ont conservé cependant le caractère distinctif des grandes races. Abandonnés dans des clos, dans des marais, au milieu des bois, ils vivent à peu près en liberté jusqu’à ce qu’on les prenne au lacet, comme les chevaux des pampas américaines. Soumis à la servitude, ils conservent jusqu’à leur dernier jour une énergie remarquable. Les porcs eux-mêmes ressemblent peu à nos cochons domestiques. Les sangliers des forêts ne dédaignent point les femelles de cette portion de leur race qui a renoncé à la liberté, et ces relations secrètes produisent des métis rabougris comme les chevaux, mais alertes et couverts de longues soies grises comme leurs nobles aïeux. On s’explique, en les voyant, la méprise d’un seigneur anglais dont le yacht avait mouillé dans une des anses voisines de Bonifacio. Il était descendu à terre pour tirer quelques perdrix, quand au coin d’un maquis il aperçut une troupe de sangliers qui dormaient dans la bauge. Il glissa des balles dans son fusil, s’approcha en rampant le long des buissons, et fit feu de ses deux coups. Deux sangliers restèrent sur la place se débattant dans la boue ; les autres s’enfuirent à travers les joncs. Pendant que notre chasseur rechargeait son arme, n’osant approcher des deux animaux blessés, il fut