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Marc et de saint Jean ne peuvent, sans se dénaturer, servir à l’exposition des idées modernes. Je ne dis pas que la philosophie contredise ou même contrarie seulement la doctrine évangélique, telle n’est pas ma pensée. Quand l’Évangile n’enseignerait que la charité, il faudrait le considérer comme un des livres les plus précieux offerts à l’intelligence humaine. Ce que je tiens à établir, ce que personne, je crois, ne voudra contester, c’est que la doctrine prêchée en Judée il y a dix-huit siècles offre un caractère constamment poétique, et que ce caractère ne peut être méconnu, oublié un seul instant sans que l’Evangile ne soit aussitôt dénaturé. Le Christ, dans les leçons qu’il donne à la foule, ne procède ni par syllogismes, ni par enthymèmes, ni par sorites, et pourtant bien avant que le précepteur d’Alexandre eût défini et classé ces instrumens dialectiques, les hommes les plus illettrés les possédaient elles maniaient à leur insu. Le Christ procédait par paraboles, M. Victor de Laprade ne l’ignore pas, et il encadre habilement dans ses récits les paraboles du Christ ; mais, au lieu de les accepter dans toute leur simplicité, il cède au besoin de les commenter, et cette tentative, très légitime dans le domaine philosophique, ralentit singulièrement la marche de la narration. C’est pourquoi je conseille à M. de Laprade de surveiller sévèrement, avec une vigilance assidue, le développement de sa pensée ; il faut qu’il choisisse sans plus tarder entre la philosophie et la poésie. Qu’il émeuve ou qu’il enseigne, qu’il charme ou qu’il instruise ; mais qu’il n’espère pas identifier l’émotion et l’enseignement, qu’il n’essaie pas de concilier ces deux taches si diverses et de les accomplir toutes deux en même temps. Il me répondra peut-être, ou ses amis me répondront pour lui, qu’il cède à sa double nature et qu’il trouve en lui-même l’instinct du poète et l’instinct du moraliste. Lors même qu’il sentirait au fond de sa conscience une propension égale pour l’enseignement et pour l’invention, il ne serait pas dispensé de faire un choix. Qu’il prenne garde, malgré ses facultés éminentes, de manquer le but qu’il veut atteindre. La double tendance que je signale se retrouve dans les pièces purement lyriques, et même dans la Dédicace et la Consécration adressées par l’auteur à sa mère. J’admire dans ces deux morceaux l’expression de la piété filiale, l’accent d’une âme profondément attendrie par le spectacle de la souffrance et le souvenir d’une mort résignée ; mais dans la révélation même de ces sentimens tout personnels, M. Victor de Laprade manifeste encore sa double nature : parfois trop prosaïque pour les poètes, parfois aussi trop poétique pour les philosophes, il ne satisfait pleinement ni la réflexion ni l’imagination.

Je ne voudrais pas laisser croire que M. Victor de Laprade n’est à mes yeux qu’une intelligence fourvoyée cheminant à tâtons sur une