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cependant, comme il s’agit avant tout de se faire comprendre, il est très dangereux de substituer les dénominations grecques aux dénominations latines qui sont entrées dans notre langue. L’érudition peut réclamer tout à son aise ; mais à moins d’écrire pour les érudits dans la langue d’Homère, il faut accepter les dénominations latines. Jupiter et Junon sont deux noms que tout le monde comprend, Zeus et Héré sont deux énigmes pour la plupart des lecteurs. La poésie n’a rien à gagner à ces restitutions purement philologiques ; j’ajouterai que ces restitutions, énigmatiques pour la foule, sont trop souvent insuffisantes pour les érudits. Ainsi, par exemple, Junon, que M. Leconte de Lisle baptise du nom d’Héré, ne s’est jamais appelée de ce nom, ni parmi les contemporains de Périclès, ni parmi les contemporains de Canaris. Il suffit d’ouvrir Homère pour voir qu’Héré est une pure invention, et que Junon chez les Grecs s’appelait Héré. La confusion de l’epsilon et de l’éta est une étourderie difficile à concevoir chez un poète qui se donne comme érudit et reproche aux hommes de son temps d’ignorer l’antiquité. Je suis forcé d’en dire autant d’Athéné substituée à Minerve ; les écoliers de douze ans, assis sur les bancs de nos collèges, savent très bien que Minerve, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, s’appelle Athênê, et non pas Athéné. Cette remarque toute philologique pourra sembler puérile aux esprits frivoles, je crois cependant qu’elle n’est pas sans importance. Lorsqu’il s’agit, en effet, d’un poète modeste qui produit sa pensée sans afficher l’érudition, il est permis de lui témoigner de l’indulgence ; mais lorsque le poète jette à la face de son temps le reproche d’ignorance, la sévérité devient un droit et un devoir. Hélios n’est pas une monstruosité moins étrange qu’Athéné et Héré. Tous les écoliers savent que le soleil s’appelle, dans la langue d’Homère, Hélion et non pas Hélios. Ce n’est pas d’ailleurs la seule bévue commise par M. Leconte de Lisle, car il dit à plusieurs reprises « le jeune Hélios : » or, dans la langue d’Homère, on peut dire « le jeune, le blond Phoibos ; » quant au jeune Hêlios, c’est une locution parfaitement inconnue. Hélios est la dénomination d’une chose ; Phoibos est la dénomination d’un dieu. Plût à Dieu que cette erreur si évidente fût la seule à relever, car il ne s’agirait après tout que de la confusion d’une brève avec une longue, bévue prosodique sans excuse aux yeux des hellénistes, mais facilement pardonnée par ceux qui n’ont pas vécu dans le commerce familier de Sophocle et de Démosthènes. Les erreurs de M. Leconte de Lisle vont beaucoup plus loin ; il confond parfois les substantifs avec les adjectifs. Je prévois le sourire des gens du monde, mais je n’en veux tenir aucun compte, car il s’agit d’une vérité élémentaire bonne à rappeler. Homère appelle les Grecs en maint endroit, soit dans l’Iliade, soit dans l’Odyssée,