Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une joyeuse résignation. Il y avait dans cette singulière revue d’une année victorieuse du sol, tenant à ses pieds, sous les instrumens de son travail, son ennemi dompté et transfiguré, un entraînement qu’il était impossible de ne pas subir. À l’entrée d’un pont élégant et hardi qui faisait passer la route au-dessus d’un torrent, le gouverneur tendit tout à coup la main aux deux officiers du génie qui avaient eu dans ces travaux la plus grande part. Toute une chaîne humaine sentit l’émotion électrique de ce mouvement.

Quelques jours après cet épisode, nous nous embarquions à Djigelli. Le 1er juillet, nous entrions dans le port d’Alger. Heureusement nous n’avons pas dit de longs adieux aux bois, aux rochers, aux montagnes, au sommeil de la tente, au réveil des clairons, à la recherche des coups de fusil. Quand on a connu la vie de l’expédition, c’est avec une étrange tristesse qu’on la quitte. On se demande comment on pourra remplacer tant de biens dont on aurait cru la réunion impossible : — une activité sans inquiétude, une oisiveté sans remords, des élans passionnés, des espérances placides, de pieux souvenirs et de philosophiques oublis. On rentre avec angoisse dans un monde qu’on n’était pas sûr de n’avoir point abandonné pour toujours. N’exagérons rien cependant, car si la vérité doit être quelque part, c’est ici. Il y a des jouissances qu’au sortir de toute campagne on retrouve avec une profonde émotion. La tente ne fait pas oublier le foyer, la nature ne fait pas oublier la patrie, et tous les cœurs où se glisse encore, suivant l’expression d’un grand poète, le seul rayon dont s’illumine la vie savent ce que ne fait pas oublier le danger.


PAUL DE MOLENES.