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sur ces cimes sombres et muettes. Dans ce langage qui ne peut, je crois, s’adresser qu’à une armée française, il s’écriait : « Je ne vous retiens plus. » Le 17 mai, cet ordre du jour était lu dans chaque corps ; le 18, le camp était levé.

À trois heures et demie, le canon, les tambours et les clairons sonnaient le réveil ; à quatre heures, toutes les tentes étaient abattues. Cette ville de toile avait quitté le sol et s’en allait sur le dos des mulets. Avant cinq heures, toutes les troupes étaient en mouvement. L’armée expéditionnaire se divisait en deux colonnes qui se séparaient immédiatement pour se rejoindre dans un prochain avenir, après avoir toutes deux combattu. Le gouverneur voulut voir défiler devant lui tout entière la colonne du général Mac-Mahon. Les officiers qui se quittaient se saluaient du sourire et du sabre ; on entendait les mêmes mots de tous les côtés : « Adieu et bonne chance ! » C’était un de ces momens, comme en présente si souvent la vie militaire, où une petite pointe de mélancolie qui se produit presque insensiblement sous des pensées résolues, souriantes et calmes, procure à l’esprit un état des plus agréables. Quand les derniers bataillons du général Mac-Mahon se furent éloignés de nous, le gouverneur, par un temps de galop, rejoignit la tête de la colonne avec laquelle il marchait, et nous voilà en route à notre tour. Chacun allume son cigare, s’abandonne au mouvement de son cheval et s’établit dans ses songeries.

Le soir, nous bivouaquions devant les montagnes où nous devions pénétrer le lendemain. Les cimes des Babors sont tellement abruptes, qu’on arrive à leur pied sans que rien s’évanouisse de leur grandeur. Elles s’élevaient devant nous dans un ciel pur, parées de mystère, attrayantes de péril. L’une d’elles surtout me plaisait dans sa formidable apparence : c’était une hauteur droite et sombre, découpée en trois grandes dents, qui avait vraiment quelque chose de cabalistique. Ainsi pouvait être la montagne où Faust et son infernal compagnon assistaient aux fêtes des ombres. -Vous n’avez plus qu’un jour, pensais-je en apostrophant au fond de moi-même ces sommets superbes et rêveurs, à garder le secret de vos arrogantes solitudes ; demain, nos chevaux et nos mulets passeront dans vos sentiers. Vos échos seront forcés de répéter le bruit de nos coups de fusil et de nos clairons. Les hommes que vous protégez, parce que leur esprit comme le vôtre est silencieux et farouche, vous demanderont vainement secours. Nos balles les atteindront sur les plus inaccessibles de vos pentes. Les aigles même et les vautours vous maudiront pour ne leur avoir pas donné un sur abri. Il n’est pas de lieu en ce monde où la France ne puisse pénétrer, et ce n’est pas la nuit qu’elle choisit pour accomplir ses entreprises : l’heure où elle est