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domaine : « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père. » À coup sûr, toutefois, cette grande chambre que j’ai bien souvent entrevue dans ma pensée, où le violon de maître Kreissler était suspendu entre une chauve-souris et une pipe, où dans un coin obscur quelque clavecin effleuré par des doigts distraits résonnait d’une mélodie de Palestrina, la chambre de Don Juan, du Petit Zacharie et du Chat Murr, n’était pas un meilleur théâtre pour les songeries que ce bosquet éclairé par les étoiles d’un ciel africain, où des hommes séparés de leur patrie buvaient aux belliqueuses aventures.

Un personnage, entre autres, donnait au punch de Mansoura un caractère tout particulier : c’était un caïd du voisinage que le colonel Thomas avait convié. Peu à peu ce magistrat kabyle s’était engagé dans les régions de l’ivresse. Il avait oublié le prophète d’abord en vidant un premier verre de punch, puis toute la race des croyans en remplissant son verre de nouveau pour le vider encore. Il ne voyait plus que des Français dans l’univers ; il l’affirmait à un capitaine de voltigeurs en mettant sa main sur sa poitrine. Cette bizarre figure me rappela je ne sais quel opéra bouffe dont les notes moqueuses et touchantes pourtant se mirent à voltiger, pour moi, entre les branches des arbres, sur le vent de la nuit.

Ce vent, je ne veux pas l’oublier du reste, puisqu’il vient de revenir à ma pensée. Des souffles qui d’abord avaient été caressans devinrent violens et oppresseurs. Quand, la soirée finie, chacun se fut retiré sous sa tente, notre camp fut assailli par une vraie tempête. Les frêles abris dont je faisais tout à l’heure l’éloge furent renversés. Ma demeure, à laquelle je sus gré de ne pas être en pierre, S’abattit une des premières, et, pour me servir d’une bien simple expression qui m’a toujours semblé charmante, je me trouvai à la belle étoile. Ce fut le regard fixé sur cette belle étoile que je m’endormis, après avoir mis sous ma tête l’oreiller de Jacob, c’est-à-dire un énorme caillou. Je crois cet oreiller béni, car mon sommeil ne se dissipa qu’aux accens de la diane. Je me séparai de mon honnête couche avec une certaine mélancolie ; je souhaite à d’autres d’y trouver la paix que Dieu m’y a accordée cette nuit-là.

En quittant Mansoura, nous nous engageons dans la Medjana, immense plaine que sillonnaient autrefois des partis nombreux de cavaliers. Un soir, vers trois heures, nous arrivons à Bordj-bou-Areridj. Là s’élèvent quelques maisons isolées qu’entourent de vastes horizons. Une sorte de forteresse rappelle les châteaux du moyen âge ; c’est la demeure du colonel D’Argent. Voilà je ne sais combien d’années que cet intelligent et intrépide officier est confiné dans cette solitude. Il ne connaît pas l’ennui. Le mot de César aurait fait fortune dans l’année d’Afrique. On y aime avant tout le commandement,