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qui allumèrent les implacables colères des réformateurs du XVIe siècle. Seulement c’était un moine comme ceux dont parle Mme de Sévigné, qui pouvaient se passer de soutane pour dire la messe. Il était à peu près nègre. Du reste, il ne lui manquait aucun des traits que Walter Scott a illustrés dans sa création de frère Tuck. Il avait le ventre rebondi, les lèvres sensuelles : il semblait ne connaître qu’un seul souci, celui des joies terrestres. Tagini était cependant un homme renommé par sa piété. Ses richesses, que maintenant des héritiers se sont partagées, étaient dues aux continuelles offrandes qu’il recevait de tous les croyans du désert. Je ne sais trop par quel moyen il était parvenu à maintenir sa productive popularité. Ce n’était point à coup sûr par des prédications belliqueuses. Il ne jugeait point la guerre comme Mahomet : il la considérait comme un jeu dangereux, dont on ne saurait trop s’abstenir. Les cris d’enthousiasme et de désespoir poussés récemment encore si près de lui n’avaient éveillé dans son âme aucun écho. C’était le sourire sur les lèvres qu’il s’offrait aux vainqueurs de Lagouath. Il avait seul profité de sa prudence. Son peuple était dans le plus misérable état ; sa maison élégante et spacieuse dominait des huttes délabrées où notre intelligence se refusait à placer des existences humaines. Chacun de nous eut la même impression. À coup sûr, il y avait là quelque secret d’iniquité. Je dois rendre cependant cette justice à Tagini, qu’il nous donna le plus succulent des déjeuners.

J’étais resté un peu en arrière pour m’occuper de mes chevaux ; le général que j’accompagnais et tout son état-major étaient entrés déjà dans Aïn-Maidi. Je pénètre à mon tour dans la ville, et l’on m’indique la demeure du marabout. Je m’engage dans des escaliers obscurs, aux lignes abruptes, et tout à coup je débouche dans une pièce qui était faite pour frapper la plus insensible des imaginations. C’était une sorte de galerie dont les ornemens rappelaient tous les âges, tous les goûts et tous les pays. Quelques grandes armoires coloriées, ressemblant à des meubles du temps de Louis XV, garnissaient un côté de la pièce. De l’autre côté, c’était une pendule gigantesque qui me fit songer, par ses formes primitives, au présent que Charlemagne reçut d’Aroun-al-Raschid. Des armes curieuses, de volumineux manuscrits, se montraient ça et là ; enfin, dans un coin de cette chambre, près d’un rideau à demi soulevé qui laissait entrevoir un immense lit, se dressait un petit meuble d’un exécrable style, appartenant aux créations les plus modernes et les plus vulgaires de l’ébénisterie parisienne. Cette réunion d’objets disparates était éclairée par une fenêtre donnant sur le désert. Jamais la vie ne m’avait semblé affecter davantage l’aspect des songes.

Le logis renfermait des hôtes tout à fait en accord avec ses meubles.