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après un instant de silence, il reprit d’une voix ferme : « Mais ma vie a été tout ce qu’elle devait être, et je suis prêt à mourir ici. »

Au bout de sa chambre était pratiquée une fenêtre d’où l’œil découvrait un paysage qui est lié pour moi intimement aux derniers souvenirs de cette vie. Je me rappelle surtout un palmier qui se dessinait sur le ciel, mystérieux, solitaire, semblable à un arbre sauvé de la ruine du paradis terrestre. L’horizon de l’étrange tableau que cette étroite fenêtre encadrait m’apparaissait dans un lointain infini ; il se perdait dans cette partie du désert qui à certaines heures prend l’aspect d’une mer aux ondes dorées. Depuis quelques instans, pendant que le général me parlait, mes regards étaient attirés par ces éblouissantes images, et j’étais saisi d’une émotion que je n’ai pas l’espoir d’exprimer, mais que je suis sûr de faire comprendre. Je cherchais à recueillir pour toujours dans ma pensée tous les détails de cette scène, cette chambre bizarre ayant à ses deux extrémités les deux plus grands spectacles du monde : ce lit où mourait un héros, et cette fenêtre où se montrait l’apparition lumineuse d’une nature inconnue. Jamais je n’avais senti plus vivement, à une même heure, la double présence sur cette terre de l’âme divine et de l’âme humaine. Je quittai le général Bouscaren avec un sentiment de tristesse profonde, mais mêlée cependant de consolation puissante et sereine. Ce mystère de la mort, que si souvent j’ai vu environné d’ombres sinistres, me paraissait transparent cette fois comme le ciel sous lequel il s’accomplissait.

Je revins seul au camp, et je m’engageai, en sortant de Lagouath, dans les jardins qui environnent la ville. On sentait que la guerre avait passé dans ces verdoyantes enceintes. De temps en temps, mon cheval était obligé de franchir le tronc d’un palmier gisant sur le sol comme la colonne d’un temple abattu. Cependant ces lieux avaient gardé quelque chose de frais, de doux, de paré, une secrète magie d’oasis qui se mêlait étrangement au deuil dont ils étaient voilés. Quelques cadavres qui n’avaient point pu être ensevelis encore reposaient sur une herbe brillante, parmi des plantes en fleurs. Parfois, dans ces instans où l’on demande à son âme un redoublement d’attention, à ses sens un redoublement d’énergie, comme si l’on espérait percevoir quelque forme ou quelque son du monde invisible, j’entendais dans un coin obscur le monotone murmure d’une source. Jamais je n’ai connu de jardins plus propices à la rêverie que les jardins de Lagouath, surtout au moment où je les ai visités. J’aurais voulu y rester de longues heures, car il me semblait toujours que j’allais y apprendre quelque secret. Tant de puissances étaient réunies là : les enchantemens de la nature, les formidables souvenirs de la guerre, l’attrait du gazon et des arbres, la pensée des morts. Près