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où aurait pu errer un souverain plus formidable encore que l’Océan. Peut-être avaient-ils réservé l’univers à ce Dieu inconnu qui, du fond de la conscience humaine, soulevait alors la surface du vieux monde comme le couvercle d’un sépulcre, le fait est que le désert est chrétien. L’esprit y triomphe comme la lumière. Il y opprime la matière, dépouillée et stérile. Ariel s’y joue de Caliban. Il force le monstre vaincu à écouter dans un silence humilié le concert incessant des célestes harmonies.

Le désert, tel que je l’ai vu du moins, n’est pas cependant livré partout à une implacable aridité. Sans parler de ces oasis qui sont toujours pour l’âme et pour le regard de nouvelles surprises, on rencontre quelquefois de vastes plaines couvertes d’une délicate verdure où se joue un air parfumé ; ce sont des champs de térébinthe et de thym. Que font là ces immenses parterres ? Je n’en sais rien ; mais on ne peut s’empêcher de croire que le vent qui les traverse doit aller porter leur encens dans quelque invisible palais. J’ai passé dans ces libres espaces d’heureux momens. Je me rappelle certaines matinées où, en dépit du mois de décembre, un véritable ciel de printemps, pur, léger, transparent, nous enfermait dans une demeure de fée, en faisant descendre sur tous les points de l’horizon ses voiles d’un azur vif et doux. Je songeais à cette expression germanique : voyager dans le bleu ; et, quand, poussant mon cheval au loin sur le flanc de la colonne, je me trouvais perdu dans un lumineux isolement, je croyais avoir fait le rêve de Virgile dans la divine églogue de ce berger emporté sous l’onde des fontaines. Je sentais mon âme comme envahie peu à peu par une surhumaine sérénité.

Quoique je sois bien près du temps dont je cherche à me souvenir, nombre d’images se sont déjà confondues dans mon esprit. Maintes lignes se mêlent, maints détails disparaissent dans cet éblouissement d’une constante lumière enveloppant de changeans paysages. Deux sites entre tous se sont gravés dans mon esprit. Un matin, on nous avertit que nous étions à quelques pas d’un phénomène, d’une montagne en sel ; c’était là que devait avoir lieu la grande halte. Jamais je n’ai vu montagne aux contours plus arrêtés, à la cime plus aiguë, aux flancs mieux ombrés, que cette singulière hauteur. Elle s’élevait seule, comme un spectre gigantesque, sous un ciel où rayonnait un soleil que semblait braver son blanc linceul. Cette étrange apparition fut une joie pour toute la colonne. Nos chasseurs mettent pied à terre, s’arment de leurs haches, et courent à l’envi sur ce roc, dont chacun essaie de détacher un morceau. Les fragmens que l’on parvenait à arracher avaient le goût d’un sel excellent. Cette merveille me ramenait à la fois dans les régions de mon enfance, dans ces contes de fée où l’on trouve des villes construites