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celui qu’elle obtint à Paris, où très certainement on y comprit peu de choses. Les lettres de Mme Howard et de lady Bolingbroke à l’auteur montrent assez que ces fictions étaient devenues le divertissement de tous les esprits. Dans ce coin du monde où le fermier de Dawley réunissait ceux qu’il appelait professeurs en une divine science, la bagatelle[1], Gulliver devait être le sujet de tous les entretiens ; mais un nouveau-venu y dut aussi, vers le même temps, montrer quelquefois un visage étincelant d’un malin génie. C’est au milieu de l’année 1726 qu’un odieux affront, alors impuni selon les lois et les mœurs de notre France, força Voltaire à chercher un asile dans un pays où on pensait librement et noblement sans être retenu par aucune crainte servile. Nous avons vu comment Voltaire appréciait Bolingbroke. Il avait voulu lui dédier la Henriade. Or en Angleterre le temps n’était pas encore passé où un tel hommage eût obligé à une coûteuse protection, et Bolingbroke, qui craignait le ridicule des louanges, pria Mme de Ferriol de savoir si l’intention du poète était sérieuse. Il paraît que celui-ci s’en tira par des complimens dont l’Anglais se montra touché sans en être dupe. Cependant il ne put manquer d’accueillir gracieusement l’hôte inattendu que l’exil lui envoyait. Wandsworth, où résida Voltaire chez M. Falkener, à qui il devait dédier Zaïre, est un village du Surrey, entre Londres et Twickenham, où s’étaient établis quelques protestans français. De là, Voltaire pouvait aisément se lier avec les amis de Bolingbroke. Ses écrits portent mille traces des souvenirs que lui avaient laissés les lieux et les hommes. Il y fait de nombreuses allusions aux conversations solides ou piquantes du monde d’élite où il avait vécu. Il ne cache pas l’impression profonde que produisit sur son esprit toute cette société si nouvelle par les institutions et par les idées. C’est d’Angleterre qu’il rapporta Brutus, et quand il l’imprima (1730), il le dédia à lord Bolingbroke. « Souffrez que je vous présente Brutus, quoique écrit dans une autre langue, docte sermonis utriusque linguæ, à vous qui me donneriez des leçons de français aussi bien que d’anglais, à vous qui m’apprendriez du moins à rendre à ma langue cette force et cette énergie qu’inspire la noble liberté de penser, car les sentimens vigoureux de l’âme passent toujours dans le langage, et qui pense fortement parle de même. » Cette dédicace est un discours sur la tragédie. Voltaire s’y montre encore tout rempli du génie de la littérature anglaise : elle a enhardi son goût et sa raison.

  1. Lettre de Bolingbroke à Swift, Gay et Pope, 23 juillet 1725. Vive la bagatelle était un mot de lord Oxford. On appelait dans cette société bagatelle les amusemens de l’esprit. De là ce vers de Pope :
    : And Swith wisely : Vive la bagatelle !