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Mme d’Épinay se défend. — « Si elle n’a pas témoigné plus de ressentiment contre Rousseau après l’injure qu’il lui faisait, c’est qu’elle n’a vraiment, dit-elle, aucun ressentiment contre lui, « attendu qu’il n’a pas eu un instant de soupçon réel contre moi. Cela ne se peut pas, j’en suis sûre, et je suis également certaine qu’il ne se serait pas permis de m’accuser auprès de personne. C’est une fausseté de sa part, à la vérité, mais une fausseté que lui a sans doute suggérée sa folie pour se brouiller, et par conséquent être quitte de la reconnaissance avec moi et partir pour son pays, afin d’y publier que tous ses amis l’ont chassé de celui-ci à force de mauvais procédés ; c’est un moyen presque sûr d’être bien accueilli des hommes que d’avoir à se plaindre de leurs semblables[1]. La folie de celui-ci me fait pitié, et sa fausseté m’inspire le plus profond mépris. Vous voyez que je le traite plus mal que vous ne me le conseillez, car vous croyez bien que je ne saurais marquer de l’amitié à celui que je méprise ; mais je ne saurais davantage marquer du ressentiment à un fou : je m’en tiens donc à l’indifférence[2]. »

Ainsi, tandis que Rousseau prenait Mme d’Épinay pour objet de sa manie soupçonneuse, Mme d’Épinay prenait elle-même pour Rousseau de la pitié et de l’indifférence. Avec ces sentimens des deux côtés, la rupture ne pouvait pas beaucoup tarder ; mais cette rupture avec Mme d’Épinay devait être accompagnée de la rupture que fit Rousseau avec Grimm et avec Diderot, avec tous ses anciens amis. C’est cette rupture maintenant que je dois raconter : je le ferai le plus brièvement que je pourrai. Si pourtant je me laisse aller malgré moi à quelque détail, voici mon excuse. La rupture de Rousseau et de Diderot fut un événement à Paris, et pendant quelque temps cette rupture fut l’unique entretien de la société. Chamfort nous apprend que M. le duc de Castries en témoignait un jour son étonnement : » Mon Dieu ! disait-il, partout où je vais, je n’entends parler que de ce Rousseau et de ce Diderot ! Conçoit-on cela ? Des gens de rien, des gens qui n’ont pas de maison, qui sont logés à un troisième étage ! En vérité, on ne peut pas se faire à ces choses-là. »

Il est donc important pour bien comprendre le XVIIIe siècle d’étudier ces choses-là.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Observation profonde et juste, qui explique l’intérêt que Rousseau a obtenu par ses Confessions auprès de la postérité.
  2. Mémoires, p. 112.