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et point à la consultation qu’il voulait avoir de Diderot. « J’ai reçu hier une lettre de Diderot, dit Grimm à Mme d’Épinay, qui peint votre ermite comme si je le voyais. Il est venu s’établir chez Diderot, sans l’avoir prévenu, le tout pour faire avec lui la révision de son ouvrage… Rousseau l’a tenu impitoyablement à l’ouvrage depuis le samedi dix heures du matin jusqu’au lundi onze heures du soir, sans lui donner à peine le temps de boire et de manger. La révision finie, Diderot cause avec lui d’un plan qu’il a dans la tête et prie Rousseau de l’aider à arranger un incident qui n’est pas encore trouvé à sa fantaisie. — Cela est trop difficile, répond froidement l’ermite ; il est tard, je ne suis point accoutumé à veiller. Bonsoir, je pars demain à six heures du matin. Il est temps de dormir. Il se lève, va se coucher, et laisse Diderot pétrifié de son procédé[1]. »

C’est surtout pendant la querelle que Rousseau fait à Mme d’Épinay que Grimm multiplie ses avertissemens et ses prédictions sur le caractère de Rousseau, la blâmant d’avoir voulu garder encore les égards de l’amitié avec un homme qu’il ne fallait traiter que comme un fou ou un méchant. Mme d’Épinay défend la conduite qu’elle a tenue, juge à son tour Rousseau, et cette correspondance devient ainsi une sorte d’enquête sur le caractère et l’humeur de Rousseau. « Je vous en prie, dit Grimm à Mme d’Épinay, jouez dans tout ceci le rôle qui vous convient. Vous savez que les fous sont dangereux, surtout quand on biaise avec eux, comme vous avez fait quelquefois avec ce pauvre diable, par des égards malentendus pour ses folies : on en attrape toujours quelques éclaboussures. » Une fois informé de toute l’aventure, voici comment Grimm juge la conduite de Mme d’Épinay, lui reprochant toujours d’avoir été trop bonne et trop indulgente : « L’histoire de Rousseau m’afflige, dit-il ; cet homme finira par être fou. Nous le prévoyons depuis longtemps ; mais ce qu’il faut considérer, c’est que ce sera son séjour à l’Ermitage qui en sera cause. Il est impossible qu’une tête aussi chaude et aussi mal organisée supporte la solitude. Le mal est fait ; vous l’avez voulu, ma pauvre amie, quoique je vous aie toujours dit que vous en auriez du chagrin. Je prends aisément mon parti sur lui : il ne mérite pas qu’on s’y intéresse, parce qu’il ne connaît ni les droits ni les douceurs de l’amitié ; mais je voudrais vous garantir de tous les dangers, et voilà ce que je ne trouve pas facile ; il est certain que cela finira par quelque diable d’aventure qu’on ne peut prévoir… Vous n’êtes pas assez sensible aux injures, je vous l’ai souvent dit : il faut les ressentir et ne s’en point venger ; voilà ma morale. »

  1. Mémoires, p. 75.