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C’est dans un de ces momens de rage que Mme d’Épinay, selon Rousseau, écrivit à M. de Saint-Lambert. L’orgueil de Rousseau s’accommodait de l’idée que Mme d’Épinay était près de l’aimer et qu’elle était jalouse de l’amour qu’il avait pour Mme d’Houdetot. Hélas ! la rivale de Mme d’Houdetot, celle que l’amour de Rousseau pour Mme d’Houdetot rendait furieuse et désespérée, c’était Thérèse, c’était cette fille sotte, bavarde et jalouse, qu’il avait prise à la fois pour servante et pour femme, qu’il oubliait complètement pendant son amour pour Mme d’Houdetot, qu’il ne croyait pas même capable d’être jalouse, et qui l’était, ce qui me semble après tout fort naturel. Rousseau prétend que Mme d’Épinay pressait Thérèse de lui livrer les lettres que Mme d’Houdetot écrivait à Rousseau, et c’est Thérèse au contraire qui guettait ces lettres et qui les portait à Mme d’Épinay pour se plaindre de Rousseau. Ces deux femmes que Rousseau avait si malheureusement associées à son sort, Thérèse et la mère Levasseur, plus bavarde encore et plus menteuse que sa fille Thérèse, allaient sans cesse faire leurs confidences à Mme d’Épinay, qui les repoussait. « J’ai été obligée, dit Mme d’Épinay, de mettre fin à leur confidence, qui devient très scandaleuse. Elles ont trouvé une lettre ; je ne sais trop ce que c’est, n’ayant voulu leur permettre d’entrer dans aucun détail ; j’ai dit à Thérèse : Mon enfant, il faut jeter au feu les lettres qu’on trouve, sans les lire, ou les rendre à qui elles appartiennent[1]. »

Cette morale de bonne compagnie n’était pas à l’usage de Thérèse. Elle avait la curiosité et le bavardage des petites gens ; de plus, sa mère et elle s’étaient aperçues, avec la finesse que les gens d’en bas ont pour découvrir dans les gens d’en haut les défauts qui peuvent leur être profitables, que tout le monde à La Chevrette ne repoussait pas leurs confidences comme Mme d’Épinay, qu’il y avait là des oisifs et des curieux qui n’étaient pas fâchés d’entendre tous ces commérages d’antichambre, dont ils faisaient des médisances de salon. Elles bavardaient donc contre Rousseau et contre Mme d’Houdetot par tempérament, par dépit jaloux, et je ne puis pas en vouloir beaucoup à Thérèse de ce dépit, quoique je la déteste et la méprise fort à cause de sa conduite pendant la vie de Rousseau et après sa mort. Sa jalousie était sa moins mauvaise qualité. N’ayant de la femme que l’instinct et point les vertus, c’est par cet instinct qu’elle avait autrefois résisté à Rousseau, quand Rousseau voulait mettre ses enfans à l’hôpital, et c’est par cet instinct encore qu’elle s’irritait de l’affection que Rousseau laissait éclater pour Mme d’Houdetot. Thérèse et la mère Levasseur bavardaient aussi par intérêt, pour se faire

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 55.