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Je me souviens que, dans ma jeunesse, les dévots de Rousseau vantaient beaucoup la scène du bosquet d’Eaubonne. Voyons cette scène que Rousseau a deux fois racontée, une fois dans ses Confessions et l’autre dans sa Correspondance, « Un soir, dit Rousseau dans les Confessions, après avoir soupe tête à tête, nous allâmes nous promener au jardin par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin était un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d’une cascade dont je lui avais donné l’idée et qu’elle avait fait exécuter. Souvenir immortel d’innocence et de jouissance ! Ce fut dans ce bosquet qu’assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvemens de mon cœur, un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la première, l’unique fois de ma vie ; mais je fus sublime, si l’on peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre et le plus ardent peut porter d’aimable et de séduisant dans un cœur d’homme. Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux ! Que je lui en fis verser malgré elle ! Enfin, dans un transport involontaire, elle s’écria : « Non, jamais homme ne fut si aimable et jamais amant n’aima comme vous ! Mais votre ami Saint-Lambert nous écoute, et mon cœur ne saurait aimer deux fois. » Je me tus en soupirant ; je l’embrassai… Quel embrassement ! mais ce fut tout. Il y avait six mois qu’elle vivait seule, c’est-à-dire loin de son amant et de son mari ; il y en avait trois que je la voyais presque tous les jours, et toujours l’amour en tiers entre elle et moi ! Nous avions soupé tête à tête ; nous étions seuls, dans un bosquet, au clair de la lune, et après deux heures de l’entretien le plus vif et le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit, de ce bosquet et des bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de cœur qu’elle y était entrée. » Cette scène n’est pas tout à fait racontée de même dans la Correspondance. « Rappelle-toi, dit Rousseau à Mme d’Houdetot dans une ces lettres qui semblent composées pour un roman, rappelle-toi ces temps de félicité qui pour mon tourment ne sortiront jamais de ma mémoire. Cette flamme invisible dont je reçus une seconde vie, plus précieuse que la première, rendait à mon âme, ainsi qu’à mes sens, toute la vigueur de la jeunesse. L’ardeur de mes sentimens m’élevait jusqu’à toi. Combien de fois ton cœur, plein d’un autre amour, fut-il ému des transports du mien ! Combien de fois m’as-tu dit dans le bosquet de la cascade : « Vous êtes l’amant le plus tendre dont j’eusse l’idée ; non, jamais homme n’aima comme vous ! » Quel triomphe pour moi que cet aveu dans ta bouche ! Assurément, il n’était pas suspect[1]. » Entre cette version et celle des Confessions, la différence est notable. Dans les Confessions, c’est une

  1. Rousseau, édition Furne, tome IV. Correspondance, p. 263.