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au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de l’homme du tempérament le plus combustible, mais le plus timide en aucun temps que peut-être la nature ait jamais produit[1]. »

Que dire de cet amour qui finit par une hernie et de l’homme qui le raconte et qui croit nous toucher par ce détail d’hôpital ? Il y a de tout dans l’amour de Rousseau, de l’enthousiaste et du séducteur, du satyre et du malade : il n’y manque que l’amour vrai, ample, et par conséquent décent. Comment de plus, dans ces étranges confidences, ne pas remarquer la folie de cette incroyable vanité qui fut la grande maladie de Rousseau et qui est devenue la maladie épidémique de notre siècle, de cette vanité qui fait que chaque homme veut avoir tout et être tout, changeant de prétentions selon les goûts mobiles du temps, et, dans chaque prétention, visant à l’excès, qui semble la perfection ? « Si un mortel, dit Pindare, jouit d’un bonheur sans mélange, si ses richesses sont suffisantes et s’il y joint la gloire, qu’il n’aspire pas à devenir dieu ! » Conseil bien simple en apparence et le plus difficile à suivre, si nous consultons l’expérience. C’était, au temps de Pindare, un grand bien qu’une vie paisible, riche et glorieuse, et ce l’est encore, je pense ; mais quoi ? si j’ai la paix, la fortune et la gloire, pourquoi n’aurais-je pas les autres biens de l’humanité ? Si j’ai le génie, pourquoi n’aurais-je pas le pouvoir ? Si j’ai le pouvoir, pourquoi n’aurais-je pas le plaisir ? Et si j’ai le plaisir, pourquoi n’aurais-je pas, pour le trouver et le sentir plus vite et mieux que les autres, une inépuisable sensibilité ? Que dis-je ? être sensible, c’est trop peu au siècle où tout le monde veut l’être ; il faut être combustible, car il faut primer en tout ; il faut être en tout, en bien ou en mal, le plus grand effort de la nature : il faut être dieu !

Quant à moi, je fais peu de cas, je dois l’avouer, de la glorification que Rousseau fait de la combustibilité de son tempérament. Est-ce de ma part dédain des sens ? est-ce audace de spiritualisme ? Eh mon Dieu non ! Si je fuis fi de cette combustibilité, c’est que je la trouve fort commune ; c’est que le chapitre d’histoire naturelle que Rousseau intercale si malheureusement dans le récit de son amour pour Mme d’Houdetot est un lieu commun, si je puis parler ainsi, au lieu d’être un paradoxe ; c’est que ce chapitre a plus ou moins sa place dans toutes les confessions des jeunes gens, et que ce que Rousseau prend pour une originalité et une supériorité de tempérament n’est au contraire qu’une banalité.

Est-ce à dire pourtant que dans le récit que fait Rousseau de son amour pour Mme d’Houdetot, il n’y ait rien qui soit gracieux et intéressant ?

  1. Confessions, livre IXe.