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ne pouvoir plus penser qu’à Mme d’Houdetot ; alors mes yeux se dessillèrent[1]… »

Il fut d’abord effrayé. Il appela, dit-il, à son aide, pour triompher de son amour, ses mœurs, ses sentimens, ses principes, la honte, l’infidélité, le crime, l’abus d’un dépôt confié par l’amitié, de ridicule enfin de brûler à son âge de la passion la plus extravagante pour un objet dont le cœur préoccupé ne pouvait lui rendre aucun retour ni lui laisser aucun espoir. » Tout fut inutile : bientôt même sa conscience se rassura par un sophisme, comme se rassurent en général les consciences complaisantes : que craindre d’un amour qui n’est point partagé ? où est le danger ? « Quel scrupule, pensai-je, puis-je me faire d’une folie nuisible à moi seul ? Suis-je donc un jeune cavalier fort à craindre pour Mme d’Houdetot ? Ne dirait-on pas, à mes présomptueux remords, que ma galanterie, mon air, ma parure vont la séduire ? Eh ! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise en sûreté de conscience, et ne crains pas que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert ! » Ainsi rassuré, il s’abandonna à son amour. Cependant, comme l’amour excite le caractère plus qu’il ne le corrige, quoique aimant, il fut déliant, inquiet, ombrageux, comme il était de sa nature de l’être. Si par hasard Mme d’Houdetot, à qui il avait avoué sa passion, voulait se moquer de lui ! si elle ne pensait qu’à se divertir d’un barbon amoureux et de ses douceurs surannées ! si elle en avait fait confidence à Saint-Lambert et s’ils s’entendaient tous les deux pour lui faire tourner la tête et le persifler ! — Là-dessus, voilà sa tête qui se monte, ses soupçons éclatent. Mme d’Houdetot voulut d’abord en rire. « Ce furent alors de ma part, dit Rousseau, des transports de rage ; elle changea de ton. J’exigeai des preuves qu’elle ne se moquait pas de moi ; elle vit qu’il n’y avait nul autre moyen de me rassurer… Elle ne me refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder, elle ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j’eus l’humiliation de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allumaient mes sens n’en porta jamais aux siens la moindre étincelle. »

J’ai quelque répugnance à citer ce passage : il y a en effet dans tous les amours de Rousseau, soit les siens, soit ceux de ses héros, un coin d’histoire naturelle qui me rebute ; mais j’avais besoin de le citer pour plusieurs raisons. 1o Il est impossible de se tenir plus près de la vérité et de faire en même temps plus de roman que ne le fait Rousseau dans cette scène. Quand Rousseau laissa éclater ses soupçons, il fit sur Mme d’Houdetot l’effet d’un malade ou d’un maniaque ; mais comme aucun romancier ne fait volontiers de son héros un malade, comme tout auteur de mémoires et de confessions s’érige toujours

  1. Confessions, livre IXe.