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Ce qui fut rond devient pointu ;
L’esprit même est cogne-fêtu[1].
On entend mal, on ne voit guère ;
On a cent moyens de déplaire.
Ce qui charma nous semble laid ;
On voit le monde comme il est.
Qui nous cherchait nous abandonne :
Le bon sens, la froide vertu
Chez nous n’attirent plus personne.
On se plaint d’avoir trop vécu.
Mais dans ma retraite profonde,
Qu’un seul ami me reste au monde :
Je croirai n’avoir rien perdu.

Rassemblez tous les traits que je viens d’indiquer, faites-en un ensemble, et animez-le par la jeunesse : voilà Mme d’Houdetot telle que Jean-Jacques Rousseau l’a aimée.

Il y a deux récits de l’amour de Rousseau pour Mme d’Houdetot : le récit des Confessions et le récit des Mémoires de Mme d’Épinay. Ces deux récits ne s’éloignent pas beaucoup l’un de l’autre dans le commencement. Voyons d’abord le récit de Rousseau : c’est le roman.

Saint-Lambert était parti pour l’armée, et Mme d’Houdetot était seule et triste. Elle aimait à parler de son affection pour Saint-Lambert ; elle en parla à Rousseau. À ce moment, Rousseau faisait la Nouvelle Héloïse, et, comme il le dit lui-même, » il était ivre d’amour sans objet. » Voyant Mme d’Houdetot et l’entendant parler d’amour, quoique pour un autre, elle devint peu à peu l’objet de ses chimères amoureuses. Il vit sa Julie en Mme d’Houdetot, et il vit Mme d’Houdetot telle qu’il rêvait Julie. Mme d’Houdetot prêta une figure et un corps à Julie ; Julie prêta sa beauté imaginaire à cette figure et à ce corps. « Elle me parlait de Saint-Lambert en amante passionnée. Force contagieuse de l’amour ! en l’écoutant, en me sentant près d’elle, j’étais saisi d’un frémissement délicieux que je n’avais jamais éprouvé auprès de personne. Elle parlait, et je me sentais ému ; je croyais ne faire que m’intéresser à ses sentimens, quand j’en prenais de semblables ; j’avalais à longs traits la coupe empoisonnée dont je ne sentais encore que la douceur. Enfin, sans que je m’en aperçusse et sans qu’elle s’en aperçût, elle m’inspira pour elle-même tout ce qu’elle exprimait pour son amant. Hélas ! ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d’une passion non moins vive que malheureuse pour une femme dont le cœur était plein d’un autre amour. Malgré les mouvemens extraordinaires que j’avais éprouvés auprès d’elle, je ne m’aperçus pas d’abord de ce qui m’était arrivé. Ce ne fut qu’après son départ que, voulant penser à Julie, je fus frappé de

  1. Agité sans rien faire.