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craignais de tomber dans le paradoxe, je dirais volontiers que la morale alors était plus corrompue que les mœurs, ce qui arrive souvent, tandis qu’il y a des temps au contraire où les mœurs sont plus corrompues que la morale. Au XVIIe siècle et sous Louis XIV, la morale était chrétienne et les mœurs étaient souvent païennes. Au XVIIIe siècle, vers 1750, l’idée de la loi était effacée dans les âmes ; mais le libertinage des principes était plus grand que le libertinage de la conduite. Dans cette singulière et aimable société du XVIIIe siècle, les devoirs étaient transposés et intervertis plutôt que détruits. Mme d’Houdetot resta toujours fidèle à M. de Saint-Lambert, et M. d’Houdetot, qui, au moment où il épousa Mme d’Houdetot, aimait éperdûment une dame qu’il ne pouvait épouser, resta fidèle aussi à cette affection. La personne qu’aimait M. d’Houdetot ne mourut qu’en 1793, c’est-à-dire quarante-huit ans après le mariage de M. d’Houdetot, et pendant tout ce temps il l’aima constamment, de même que, pendant tout ce temps aussi, Mme d’Houdetot aima Saint-Lambert, de telle sorte que M. d’Houdetot disait fort spirituellement : « Nous avions, Mme d’Houdetot et moi, la vocation de la fidélité ; seulement il y a eu un malentendu. »

M. d’Houdetot, sa femme et M. de Saint-Lambert sont morts tous trois dans un âge très avancé. Ceux qui les ont vus dans leur retraite d’Eaubonne remarquaient que l’amant avait souvent de l’humeur et grondait beaucoup dans sa vieillesse, tandis que le mari était plein d’attentions pour sa femme, si bien qu’à voir les soins de l’un et les boutades de l’autre, un étranger se serait trompé, et aurait pris l’amant pour le mari.

Mme d’Houdetot avait l’esprit simple et délicat, juste, et vif, sans empressement de se montrer. Toujours entourée d’hommes de lettres et d’hommes du monde, la conversation, chez elle, était spirituelle et intéressante ; elle n’y prenait part qu’avec réserve et à propos, pour la ranimer ou pour la résumer, et elle le faisait toujours par un mot juste et fin qui, lorsqu’il venait comme conclusion, ne laissait plus rien à dire. Ceux qui l’ont vue, même dans sa vieillesse, ont gardé le souvenir de quelques-uns de ces mots doux et justes dont elle avait le secret. – Un jour, me disait M. Hochet, on causait chez elle des femmes, de leurs qualités, de leurs défauts, et comme c’était sous le directoire, le temps faisait qu’on médisait plus qu’on ne louait, Mme d’Houdetot finit la conversation, qu’elle n’avait pas contrariée, en nous disant : « Sans les femmes, la vie de l’homme serait sans assistance au commencement, sans plaisir au milieu, et sans consolation à la fin. » C’était là son genre d’esprit, élégant et même réfléchi par habitude de la bonne compagnie, et pourtant toujours naturel.

Elle faisait de jolis vers qu’elle disait à ses amis, mais qu’elle n’a