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mauvais, mais la stricte observance des lois de la perspective ne constituerait pas à elle seule une bonne peinture, comme en littérature un écrivain qui ne fait pas de faute de langue n’est pas pour cela un écrivain de génie.

Examinons cependant quelques cas remarquables, quelques tours de force à grand effet, et surtout à effet du premier moment.

1° Une figure bien caractérisée est éclairée par une lumière artificielle, par un jour tombant d’une ouverture unique, comme dans quelques têtes ou tableaux de l’école espagnole. L’effet est prodigieux, mais le bizarre n’est pas le beau, encore moins le grandiose.

2° Dans presque tous les tableaux de Rembrandt, dans les belles gravures anglaises qui les premières furent apportées sur le continent, la partie principale seule du tableau où l’on veut appeler l’attention du spectateur est en plein jour. Tout le reste est sacrifié par des ombres qui sont loin d’être légitimées par aucun accident de lumière. Le premier effet est magique. L’œil, qui, en se fixant sur la scène principale, n’aurait pas fait attention au reste, est ici servi à souhait, puisque les parties accessoires sont éteintes outre mesure ; mais dès que l’attention se porte à côté de la scène principale, l’œil y reconnaît tout de suite un contre-sens effroyable, et le premier effet magique fait place au plus faux de tous les effets.

3° Et pour conclusion :

Une école hardie, déterminée à faire de l’art à tout prix, même aux dépens de la nature, admet en principe, comme dans les exemples précédens, qu’il ne faut montrer à l’œil que ce qu’on veut qu’il voie, dût-il en résulter les effets les plus bizarres. Dans ce système, on ne peint, pour ainsi dire, que ce qui doit produire l’effet artistique cherché. Nous avons en littérature une école tout à fait semblable, qui, passant sous silence toutes les transitions naturelles d’un sujet, tous les remplissages qu’exigeait l’école d’Homère, de Virgile, de Racine et même de Chateaubriand, ne traite de chaque sujet que les parties en relation avec le but qu’elle a en vue. On ne peut nier que souvent ou n’obtienne ainsi des effets étonnans. Cela revient à peu près à ne réciter dans une tragédie de Racine que les morceaux transcendans. Mais dans un ouvrage de longue baleine, ce trop épicé résultant du rapprochement de tout ce que le sujet peut offrir de saillant fatigue le goût à la longue, comme tout ce qui n’est pas naturel. Trop de beautés accumulées se nuisent réciproquement. L’admiration est de toutes les sensations celle qui fatigue le plus vite celui de qui on l’exige ; tout le monde sait que les romans écrits en feuilletons et dont chaque partie doit être en soi-même un petit tout dramatique perdent beaucoup à une lecture suivie. Ce n’est donc pas une voie tout à fait sûre que de faire de l’effet dans une œuvre artistique ou littéraire en supprimant tout ce qui ne peut concourir directement et immédiatement au but principal. Il semble qu’il y ait pour les artistes de cette école, outre la perspective linéaire et la perspective dite aérienne, une troisième perspective, la perspective de l’imagination. Là-dessus il y aurait bien des choses à dire ou à répéter. Je les abandonne volontiers à de plus compétens que moi, car le propre des sciences exactes, c’est précisément de ne s’attacher qu’aux vérités placées hors du domaine de l’imagination.


BABINET, de l’Institut.