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n’était certainement pas cruel : deux ou trois actes regrettables ne suffiraient pas pour justifier à son égard une telle qualification ; mais ce qui est incontestable, c’est qu’à l’exemple de beaucoup d’autres politiques du premier ordre, il ne voyait guère dans les hommes que les instrumens de ses projets, que des outils qu’il fallait employer avec ménagement sans doute, avec prudence, avec économie, mais dont la valeur consistait surtout dans l’utilité qu’on en pouvait tirer pour atteindre un but déterminé. Un passage des mémoires de Gourville, avec qui il avait eu des relations intimes, jette un grand jour sur son caractère. Gourville s’étant permis de lui demander s’il était vrai qu’il eût eu part au meurtre du grand-pensionnaire Jean de Witt, qui avait dirigé son éducation avec un soin et une intelligence admirables, mais dont l’existence faisait obstacle à son ambition, Guillaume protesta qu’il n’avait donné aucun ordre pour tuer le grand-pensionnaire, mais il avoua en même temps qu’en apprenant sa mort, il n’en avait pas éprouvé peu de soulagement. Gourville, encouragé par la franchise de ce langage, se hasarda à lui faire une autre question qui avait pour but de savoir s’il était vrai, comme on le racontait à Paris, qu’au moment où il avait livré au maréchal de Luxembourg la bataille de Saint-Denis, près Mons, il eût déjà dans sa poche le traité de paix signé à Nimègue. Guillaume répondit qu’il ne l’avait reçu que le lendemain, mais qu’à la vérité il en connaissait déjà la conclusion ; qu’il avait pensé que ce pouvait être une occasion pour le général français d’être moins sur ses gardes ; que, peu expérimenté encore dans la guerre, il avait voulu à tout prix prendre une leçon, et qu’il y avait surtout été déterminé par cette considération, qu’en supposant même qu’il lui en coûtât quelques hommes, cela serait de peu de conséquence, puisque, la paix faite, il aurait bien fallu les congédier. Il y a, ce me semble, dans cette dernière explication une naïveté qui fait frémir ; évidemment Guillaume ne soupçonnait pas même ce qu’elle avait d’odieux. L’emportement fougueux d’une nature ardente et passionnée excuserait à peine un si grand mépris de la vie humaine ; mais cette excuse manque à Guillaume, qui, comme il en convenait lui-même, n’avait obéi qu’à un calcul froidement personnel.

Il semblerait que le cœur d’un tel homme dût être fermé à toute affection ; mais le cœur humain est inconséquent dans ses défauts comme dans ses qualités. Guillaume eut quelques amis, il eut même des favoris. Il les aima avec abandon, avec passion, on peut dire avec caprice, et comme ces favoris étaient des Hollandais, la confiance absolue qu’il leur accorda, à l’exclusion de tous ses sujets anglais, les faveurs excessives et quelquefois illégales qu’il ne cessa de leur prodiguer, leurs exigences, leurs jalousies, les efforts auxquels il était condamné pour essayer, sans beaucoup de succès, de les