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l’isolement, l’indifférence, et dans cet isolement il finit par s’apercevoir d’une chose qui doit être l’épreuve la plus douloureuse de l’esprit. Dans les temps corrompus, en effet, ce qu’il y a de plus triste, le voici : c’est que les œuvres qui ne portent pas le sceau de la corruption semblent factices et le sont en partie. Le vice, apparent ou caché, devient le sceau du naturel. L’artiste, le poète, ne peuvent paraître honnêtes gens sans paraître prétentieux ; toute vertu chez eux tient de l’affectation. C’est pour eux qu’a été trouvé ce mot : « Tes paroles ressemblent aux cyprès ; il sont élevés et touffus, mais ils ne portent pas de fruits. »

À ne juger que le naturel, Martial, Pétrone et leurs compagnons d’infamies l’emporteront toujours en simplicité et en grâces, je ne dis pas seulement sur Sénèque et Lucain, mais sur le grand Tacite lui-même. Les premiers sont parfaitement à l’aise dans le même temps où les autres sont à la gêne et se roidissent. Comment le langage ne se ressentirait-il pas de cette différence ? Les uns restent dans la vérité, quoique triviale, quand les autres touchent à la déclamation. Le goût et la morale se brouillent : l’art est d’un côté, la conscience de l’autre ; ainsi finissent les littératures et les sociétés.

Marchons-nous vers des temps semblables ? Touchons-nous à ce moment où la décadence des peuples se trahit d’une manière fatale dans la parole et dans l’accent de l’écrivain ? Je refuse de le savoir. Sommes-nous redevenus païens, pour obéir au destin ? Je me ris du destin, la plus vieille, la plus sotte des divinités écroulées.

Et pourtant que signifie ce silence de l’âme dans l’Europe entière ? Est-ce le recueillement de la force ? Est-ce l’assentiment donné au déclin ? Pareil silence de l’âme ne s’est jamais rencontré dans notre Occident. Assurément, je crois au génie de notre race, à la destinée de mes semblables dans le plan de l’univers, et malgré cela, je serais heureux, je l’avoue, d’entendre dans ce désert la voix d’un être animé, fût-ce d’une cigale ou d’un oiseau. Je voudrais sentir en passant la chaude étreinte d’un vivant. Cœurs faits de la même cendre que moi, hommes, mes frères, compagnons d’un moment sur cette terre, où êtes-vous ? M’entendez-vous quand je vous appelle ? Ces ombres que je rencontre et qui me fuient, sans voix, sans regards, sans pensée, est-ce vous ? Aurore printanière qui précédiez la vie, ne reparaîtrez-vous pas ? Soleil de l’intelligence, qu’ai-je fait pour ne plus voir ton lever sur ma tête ?

C’est à vous, poètes, de parler dans ce silence suprême. Je n’ai tenté de le faire que parce que vous vous taisiez. Vous qui savez le chemin des oreilles et des cœurs, vous, les guides acceptés et aimés, duca mio ! parlez-nous ! Ne laissez pas la nature humaine s’accoutumer à cette insensibilité, à cet endurcissement de la nature morte.