Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/964

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Iliade, l’Odyssée, les marbres de Phidias et le reste ; les noms propres avaient disparu. Rendez-moi les grands hommes, sans lesquels nous périssons ! Surtout ne me parquez pas dans un moment de la durée ; j’ai acquis le droit de cité dans tout le passé. Hier on m’enfermait dans l’antiquité, aujourd’hui le moyen âge seul est autorisé ; demain, à quelle époque sera le privilège ? O pitié ! je n’ai qu’un moment pour m’asseoir sur la terre, à ma place de théâtre, et vous voulez me cloîtrer dans un siècle, dans une décade ! Vous tirez le rideau sur la plus grande partie de ce passé si rapide pour une âme qui se défend de mourir ! Pourquoi faut-il que Pharamond ou Mérovée me tienne plus au cœur qu’Epaminondas ou Dion ? Si c’est l’éloignement qui le veut, où est la limite ? A quelle extrémité du temps poserai-je la borne où mon cœur peut atteindre ? Dix siècles, est-ce ma mesure, ou bien onze, ou bien neuf ? Est-ce cette arithmétique qui décidera de mon attachement pour ce qui n’est plus ?

Vous dites que l’antiquité est trop loin pour vous toucher ? Mais combien faut-il de temps pour qu’une chose devienne antique ? Si tout n’est pas éternellement présent et vivant, tout est éternellement vieilli et suranné. Vous qui me parlez, prenez garde à ce compte d’être vous-même dès ce soir une antiquité ruinée, sans lendemain et sans témoin.


III

Je sais qu’il est imprudent d’exposer ainsi sa pensée à nu ; c’est là ce qui s’appelle de nos jours manquer d’habileté, car il est des temps où les hommes ne demandent à l’art que de les amuser, tant ils ont peur d’être ramenés sérieusement à eux-mêmes ; s’ils s’aperçoivent que vous vous proposez autre chose que de les divertir, cela les met aussitôt sur leurs gardes. Ils se défient de votre œuvre comme d’un piège tendu à leur indifférence. Mais pourquoi en toutes choses cette diplomatie profonde ? Le but vaut-il ce qu’on lui sacrifie ? J’en doute.

Dans les grandes époques, ce qui fait le bonheur de l’écrivain, c’est qu’il lui suffit de suivre le courant moral de l’opinion pour se trouver dans le chemin de la vérité immortelle. En marchant sur les traces de tous, il est sûr de rencontrer le bien. Plus il donne au sentiment public, plus il s’enrichit. On ne sait si l’écrivain suit la foule, ou si la foule suit l’écrivain.

Mais quand celui-ci s’aperçoit que la conscience générale se trouble, j’imagine que ce doit être la fin de l’époque heureuse des lettres, car il faut que l’écrivain fasse alors sa route seul, sans guide, à ses risques et périls. Il faudrait même, à vrai dire, qu’il se jetât dans le gouffre pour le salut moral du peuple. Or le gouffre pour lui, c’est