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content, si vous m’avez transporté assez haut pour que leur châtiment soit déjà dans mon cœur ; je ne vous marchanderai pas même leur triomphe à la dernière scène ; il me suffit que leur juge survive chez moi au baisser du rideau.

Oserai-je l’avouer ? Dans le drame moderne, malgré tout le génie qui y est dépensé, malgré la liberté de tout dire, de tout montrer, je me sens quelquefois plus captif que dans l’ornière de Corneille ou de Racine ; pourquoi cela ? N’est-ce pas qu’en proportionnant par complaisance vos personnages à ma petitesse, vous m’emprisonnez dans ma propre misère ? Vous me ramenez à moi, et c’est ce moi chétif qui me gêne et m’importune. Que ne m’aidez-vous plutôt à en sortir ? Essayez seulement. Il me semble que là, dans le fond de mon être, il y a un personnage meilleur, plus grand, plus fort, qui m’apparaîtrait à moi-même, si vous aviez moins de complaisance pour ce personnage vulgaire que je suis et que je joue tous les jours. Me voilà comme un marbre brut entre vos mains. Pourquoi en tirez-vous une table d’offrande, un trépied boiteux, une urne de sacrifice ? Il y avait là peut-être la matière d’un demi-dieu, lisez-en donc plus durement avec moi, je vous prie ; je croirai que vous m’en estimez mieux. Me traiteriez-vous par hasard comme un être déchu dont vous n’espérez rien ?

Vous prenez une mesure ordinaire, vous me toisez de haut en bas et vous dites : Voilà ta grandeur. — Je vous crois ; mais que n’avez-vous ajouté une coudée ? j’y aurais atteint peut-être par émulation, car je ne suis pas une nature fixe, immuable ; je suis une nature multiple et changeante. Ma compagnie fait une partie de moi-même : je me rapetisse avec les petits, je grandis avec les grands.

À quoi bon renverser sur la scène l’obstacle des vingt-quatre heures et celui des décorations, si mon âme ne profite pas de ces vastes espaces conquis pour se dilater avec la conscience universelle ? Croyez-vous que je sois un enfant devant lequel vous ne puissiez parler des secrets importans de la famille humaine ? Je vous assure que je suis plus capable qu’il ne semble d’entrer en communication avec les grandes choses, de m’émouvoir aux crises qui ont changé le monde. Ne pensez pas que je ne puisse plus m’accommoder que de sentimens bourgeois. Vous me rempliriez d’envie en songeant à nos pères qui chaque soir visitaient entre deux rangées de fauteuils Oreste ou Agamemnon.

Quoi donc ! les Atrides, Prométhée, le vieil Horace, Rodrigue, ne sont-ils faits vraiment que pour un parterre de rois ? faut-il être prince du sang pour les entendre ? Dans la plus étroite, dans la plus infime carrière, j’ai besoin sept fois le jour de hausser mon cœur au niveau de ces personnages. Les laisserai-je faire entre eux une caste ? A Dieu ne plaise ! Quand je m’élève à eux, je suis leur compagnon de tente :