Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
89
ADELINE PROTAT.

voyage, ensuite on parla d’art. Cécile, qui avait promené son mignon brodequin dans toutes les cités classiques, racontait les impressions recueillies sur sa route. Dans ses remarques à propos de ses visites dans les principaux musées de l’Europe, elle avait parlé de certaines écoles et de certains maîtres, non point d’après le ouï-dire traditionnel, et son admiration s’exprimait autrement que par des formules empruntées au dictionnaire des lieux communs artistiques. Lazare trouvait dans ses jugemens une conformité de goûts avec les siens propres ; il s’étonnait de rencontrer une femme, qu’il supposait frivole et ne sachant que parler chiffons, porter dans ses discussions, devenues presque sérieuses, des jugemens qu’il trouvait d’autant plus sensés, qu’ils s’appareillaient parfaitement avec ses propres idées.

Pendant que Lazare causait ainsi avec Mme de Livry, Adeline semblait un peu dépitée de se trouver mise à l’écart d’une conversation où l’on traitait de choses un peu abstraites. Cécile, qui l’observait, ramena habilement la causerie sur des sujets qui permettaient à sa compagne d’y prendre part. Connaissant le répertoire des connaissances d’Adeline, elle lui donna complaisamment la réplique pour qu’elle en pût faire montre. La fille du sabotier se révéla dès lors à Lazare sous un aspect qui lui avait échappé jusqu’ici. Adeline n’était point, comme il l’avait supposé, une rustique enfant frottée par hasard d’un vernis d’instruction ; elle ne s’en était point tenue à la lettre de ce qu’on lui avait appris ; son intelligence avide en avait pénétré l’esprit. Cette attention, qu’elle attirait à son tour, animait davantage la jeune fille, devenue rouge de plaisir en voyant l’étonnement qu’elle causait à l’artiste, qui se trouva tout à coup obligé, pour lui répondre, de modifier lui-même le langage qu’il avait l’habitude d’employer avec elle. En écoutant sa fille parler tour à tour avec Cécile et Lazare, répondre sans hésiter jamais, et sans affectation, sans pédanterie, ne se point laisser arrêter par les contradictions, paraître les provoquer au contraire, et finir par ranger les contradicteurs à son impression personnelle, le bonhomme Protat nageait dans l’extase. Il n’y avait pas jusqu’à la Madelon qui, en faisant le service, ne s’arrêtât quelquefois tout ébaubie en écoutant les belles choses que disait sa maîtresse. Protat se renversait alors sur sa chaise, et, montrant Adeline du doigt à la servante immobile, il semblait lui dire en clignant des yeux : — C’est elle qui parle ! c’est pourtant elle ! — Il y eut un instant où Lazare, à propos d’une discussion historique relativement à un monument voisin, commit une erreur de date qui fut relevée par Adeline. L’artiste avoua son erreur et applaudit à la rectification. Cet hommage rendu à la science de sa fille mit le comble à l’orgueil du sabotier. Il attira l’artiste auprès de lui et lui dit tout bas à l’oreille : — Qu’est-ce que vous voulez ? nous ne sommes pas de force !