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les sentimens naturels et invincibles du cœur de l’homme bouleversent son terrible caractère à la pensée d’une éternelle séparation.

Maintenant cette simple et naïve histoire touche a son dénoûment. Ruth, chassée de la maison de M. Bradshaw, cherche avec une résignation toute chrétienne les moyens les plus rigoureux d’expier sa faute et d’obtenir de Dieu son pardon. La fièvre typhoïde fond sur les environs. Médecins, gardes-malades, tout le monde s’éloigne à l’envi. Ruth se dévoue ; elle soigne les malades dans les hôpitaux, reçoit les derniers soupirs des mourans, essuie les sueurs de l’agonie, calme les fureurs du délire et meurt comblée de bénédictions par tous les pauvres, réconciliée avec tous ceux qui l’avaient injuriée, avec le dur M. Bradshaw lui-même. Elle meurt victime d’un dernier et admirable dévouement, après avoir soigné à son insu, pendant la période ascendante de sa maladie, son ancien amant. M. Bellingham. Ce dernier apparaît le jour même des funérailles de Ruth, pour prouver par son exemple combien l’égoïsme non-seulement est odieux, mais encore bête et grossier. Cet homme bien élevé, qui ne manquerait certainement pas de rendre un coup de chapeau ou de faire une visite obligée, parle tout de travers devant le cadavre de Ruth, offre à Sally qui fond en larmes un souverain pour consoler sa douleur, et, finalement mis à la porte par M. Benson, s’en va en murmurant : « Un vieux puritain mal élevé ! Maintenant j’ai fait mon devoir, et je partirai d’ici aussi rapidement que je pourrai. J’aurais pourtant bien désiré que le dernier souvenir de ma belle Ruth n’eût pas été mêlé à ces gens-là. » Telle est l’oraison funèbre prononcée sur la tombe ouverte de Ruth par l’auteur de tous ses chagrins et de sa mort même. Ainsi finit ce joli récit, un peu long pourtant, un peu prolixe, un peu trop plein de douceurs, et où le pharisaïsme de la société anglaise, si battu en brèche depuis quelques années, est attaqué avec esprit et sincérité, mais peut-être avec un peu trop de clémence et de candeur.

Le sentiment qui s’échappe de tous les livres anglais contemporains est profondément moderne. La morale qu’ils enseignent est toute nouvelle : ils reposent sur des principes dont ne se doutaient point les générations antérieures ; ils posent des questions qui n’avaient encore jamais préoccupé la société anglaise, ou même qu’elle avait étouffées dans leur germe et refusé de tout temps d’examiner. Tous emploient cette force du sentiment, que nous avons analysée et expliquée en commençant, comme le levier pour remuer les cœurs et les disposer à une vie nouvelle. Sursum corda, pourriez-vous écrire comme épigraphe en tête de tous ces livres. Dépouillez le vieil homme ; soyez moins des hommes traditionnels que des hommes