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indestructible des formes extérieures, des apparences, et dans le caractère anglais une certaine dureté qui engendre quelquefois de criantes injustices. Cependant il ne faut jamais oublier qu’au fond ce pharisaïsme n’est qu’une sorte de cuirasse extérieure servant à protéger la race d’hommes la plus timide, la plus inoffensive et même la plus tendre qui se rencontre sur notre globe.

L’histoire de Ruth est d’une extrême simplicité. Nous sommes dans une ville d’assises [assize town) d’un des comtés de l’est, dans l’atelier de mistress Mason, où Ruth Hilton, une jeune orpheline, presque un enfant, apprend son futur métier. Dans un bal, où leur maîtresse a conduit ses apprenties, chargées de réparer les désordres causés aux toilettes des jeunes misses du grand monde par les valses trop tourbillonnantes et les accidens imprévus des contredanses, Ruth a été remarquée par un jeune homme élégant, M. Bellingham. Les entretiens succèdent aux entrevues, les rendez-vous aux entretiens, les promenades aux rendez-vous, et les serremens de main aux rapides regards échangés en passant. La séduction est inévitable ; comment Ruth lutterait-elle contre les premiers sentimens du cœur, les premiers murmures de la jeunesse, la complaisance et la politesse de M. Bellingham, un jeune gentleman d’une telle obligeance, qu’il consent à faire plusieurs milles pour accompagner la jeune fille dans une visite aux lieux de sa naissance et au jardin témoin de ses premiers jeux ? Ce n’est pas que les avertissemens manquent à Ruth ; les voix secrètes de la conscience lui parlent doucement, mais leur murmure, est si faible, que la confiante enfant peut les entendre à peine. Parvenue, avec son élégant compagnon au terme de sa promenade, elle a reçu de ses anciens voisins bien des rapides conseils de prudence, entre autres du vieux Thomas, qui jadis avait coutume de la prendre sur ses genoux et de lui raconter, en guise de contes de fée, les histoires allégoriques du Pilgrim progress, les combats du fidèle chrétien, les sottises de M. Wordly Wiseman, et les choses merveilleuses et terribles que l’on voit dans la vallée de l’ombre de la mort : « Eh ! eh ! c’est ton amoureux, je pense, a-t-il dit en désignant M. Bellingham : un très beau garçon, ma foi ; » mais, sur la réponse négative de Ruth, le vieillard a secoué la tête, s’est éloigné, et les a regardés longtemps du haut d’une montagne. Vains avertissemens : la destinée de Ruth est marquée, et sa première imprudence est accompagnée immédiatement de son châtiment. En revenant de cette promenade si désirée, Ruth se trouve sur le bord du chemin face à face avec mistress Mason, sa maîtresse ; elle reçoit son congé avec mille injures et défense de remettre jamais les pieds dans la maison de cette chaste et respectable personne. Tous ces débuts de la séduction sont décrits par mistress Gaskell avec fraîcheur, et son récit, pendant les cent premières