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de tous, la musique. Mais aujourd’hui les arts du peuple remportent sur la science des philosophes, l’observation et l’application pratique ont remplacé la spéculation et la métaphysique. On peut dire sans se tromper que dans ce triomphe, maintenant complet, de la science utile, de la science préférée du peuple, il y a plus de démocratie que dans tous les événemens révolutionnaires des dernières années.

Mary Barton, écrit dans le sentiment très démocratique particulier à Carlyle, porte pour épigraphe cette boutade du célèbre écrivain : « Comment sais-tu, peut s’écrier dans sa détresse le pauvre fabricant de romans nouveaux, que je suis le plus insensé des mortels existans ? Eh ! qui t’a dit que cette biographie imaginaire, écrite par moi, pauvre créature aux longues oreilles, n’atteindra pas les oreilles plus longues encore de quelques-uns de mes semblables, et ne peut pas être, avec l’aide de la Providence, le moyen d’insinuer et d’inspirer quelque chose ? Nous répondons : Personne ne le sait, personne ne peut le savoir avec certitude ; c’est pourquoi écris, digne frère, écris comme il te sera possible, avec les moyens qui t’ont été donnés. » Cette épigraphe exprime parfaitement le but de l’auteur, et résume bien l’idée morale du livre. L’auteur ne s’est pas proposé de développer un système et d’attaquer un ordre de choses particulier ; il n’a voulu qu’appeler l’attention sur certains faits, et, comme le dit Carlyle, insinuer quelque chose. L’épigraphe de Ruth, empruntée au poète Phinéas Fletcher, n’est pas moins significative : « Coulez, coulez, larmes trop lentes, et baignez ces pieds adorables qui transportèrent du ciel le prince de la paix, messager des nouvelles de paix. Ne cessez pas, ô mes yeux humides, d’implorer sa clémence, car nos péchés ne cesseront jamais de crier vengeance et d’appeler sa colère ; noyez dans vos flots incessans nos fautes et nos craintes, et que son œil ne puisse voir le péché qu’à travers mes larmes ! » Cette épigraphe dit par avance le sujet du roman, c’est le récit d’une expiation, l’histoire d’un long repentir. Les sentimens violens exprimés dans Mary Barton n’existent pas dans Ruth ; mais les sentimens de résignation, de mansuétude et de clémence y coulent à pleins flots. Les personnages de ce roman sont tous entourés d’une atmosphère de douce tristesse : les larmes y tombent dans la solitude, les douleurs y sont paisibles et n’éclatent jamais en sanglots. Il y a entre Ruth et Mary Barton le même contraste qu’entre une froide journée d’hiver, avec ses vents glacés courant en tourbillons sur les plaines nues, ses fleurs de givre suspendues aux branches dépouillées des arbres, et une de ces journées d’automne à l’air transparent et fin, aux couleurs délicates et tendres, où jaunissent