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sens leurs yeux qui sont fixés sur moi de tous côtés. Si je cache ma tête sous les draps, je les vois, et, ce qui est plus affreux, — elle prononça ces mots comme avec un sifflement d’épouvante, — ils me voient. Ne me parlez pas de mener une vie meilleure, il faut que je boive : je ne puis passer la nuit sans boire, je n’ose pas.

« Jem resta silencieux, atterré par la profonde pitié qu’il ressentait. Oh ! lui était-il donc impossible de rien faire pour elle ? Elle reprit la parole, mais avec moins d’agitation, quoique encore terriblement excitée :

« — Je vous fais de la peine, je le vois beaucoup mieux par votre silence que si vous me le disiez ; mais vous ne pouvez rien faire pour moi. Je suis maintenant hors de tout salut. Cependant vous pouvez sauver encore Marie. Vous le devez ; elle, est innocente, sauf cette grande faute d’aimer quelqu’un qui est au-dessus d’elle par sa position. Jem, vous la sauverez ?

« Jem promit de tout cœur et de toute âme, quoique en peu de mots, que si quelque chose pouvait être fait pour la sauver, il le ferait. Alors elle le remercia et lui souhaita bonne nuit.

« — Arrêtez un instant, dit-il comme elle était sur le point de partir, j’ai encore un mot à vous dire. J’ai besoin de savoir où vous trouver : où demeurez-vous ?

« Elle se prit à rire d’une manière étrange : — et pensez-vous que quelqu’un d’aussi avili que moi ait une demeure ? Les gens honorables et de bonnes mœurs ont des demeures ; nous, nous n’en avons pas. Si vous avez besoin de me parler, venez à la nuit et regardez aux coins des rues, tout autour d’ici. Plus la nuit sera froide, sombre, pluvieuse, plus vous serez sûr de me trouver, car, ajouta-t-elle en achevant ses paroles par un son plaintif, c’est si froid de dormir dans les allées ou sur le seuil des portes, et alors j’ai besoin de boire plus que jamais. »

Un mot encore sur le caractère que mistress Gaskell a donné à ses personnages populaires. Ils ne sont pas philosophes ou théoriciens, ils sont tisseurs, forgerons, pêcheurs ; marins. Ils ont l’esprit peu raisonneur, parlent assez peu de leurs droits et de leurs devoirs, et quand ils se soulèvent, ce n’est point par respect pour les droits de l’homme, c’est pour assouvir leur colère et exercer leur vengeance ni plus ni moins que des insurgés du moyen âge. Il y a là autre chose qu’une preuve de bon sens donnée par l’auteur, il y a un des traits caractéristiques de la nature des classes populaires anglaises, qui conservent plus que chez nous la physionomie du peuple d’autrefois. Quand elles murmurent, c’est qu’elles sont mécontentes ; quand elles se soulèvent, c’est qu’elles sont furieuses, et elles n’ont pas de théorie pour justifier leur soulèvement. Il est dans la nature du peuple de se soulever lorsqu’il est furieux, c’est là un fait vieux comme le monde, et qui n’est pas dangereux lorsque le peuple n’a pas été perverti, oserai-je dire, comme il l’a été chez nous ; mais la révolte réduite en art, l’insurrection passée à l’état de science, le soulèvement de sang-froid, l’émeute conduite avec calme, dextérité, persévérance, voilà qui