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que le rude John Barton l’en avait souvent réprimandée et lui avait donné ce terrible avertissement : « Vous aimez tant à vous promener que vous finirez par devenir une promeneuse des rues, Esther, et que quelque beau jour nous vous retrouverons sous les réverbères. » Vains avertissemens ! La jeune fille disparut un jour, et pendant de longues années on n’entendit plus parler d’elle. Quels événemens remplirent pour elle ces années ? La séduction, le plaisir, puis la douleur, et successivement le déshonneur, l’infamie et la honte. Un soir pourtant, au coin d’une rue, son spectre apparaît à un de ses anciens compagnons d’enfance qu’elle est venue prévenir de certains dangers que courait Mary Barton, confiante et inexpérimentée comme elle l’avait été. Elle fait à son ancien compagnon la confession complète de ses erreurs passées et de sa honte présente, et ce dernier, cherchant à la ramener dans les voies du bien, lui offre un asile dans sa famille. Ici se place la terrible conversation qu’on va lire.


« — Esther, vous pouvez compter que je ferai pour Marie tout ce que je pourrai ; j’y suis bien déterminé. Et maintenant, écoutez-moi : vous abhorrez la vie que vous menez, où autrement vous n’en parleriez pas comme vous faites. Venez avec moi à la maison, venez chez ma mère ; elle et ma tante Alice vivent ensemble. Je veillerai à ce qu’elles vous reçoivent bien, et demain nous verrons s’il n’y a pas moyen de vous trouver quelque honnête moyen de vivre. Venez avec moi.

« Elle resta silencieuse pendant une minute, et il espéra qu’il l’avait déterminée. Puis elle dit : — Dieu vous bénisse, Jem, pour les paroles que vous venez de prononcer ! Quelques années auparavant, vous auriez pu me sauver, comme j’espère et je compte que vous sauverez Marie ; mais il est trop tard maintenant, trop tard, ajoute-t-elle avec l’accent d’un profond désespoir.

« Pourtant il ne lâcha pas encore prise. — Venez avec moi, dit-il.

« — Je vous le dis, je ne puis pas : je ne pourrais pas mener une vie vertueuse, si je le voulais ; je ne pourrais que vous faire honte et pitié. Si vous voulez tout savoir, dit-elle en le voyant disposé à renouveler ses instances, il faut que je boive : c’est la seule chose qui nous détourne du suicide. Si nous ne buvions pas, nous ne pourrions pas perdre un seul instant la pensée de ce que nous sommes et de ce que nous avons été. Je puis me passer de pain ou d’abri, mais il me faut mon verre de gin. Oh ! si vous saviez les terribles nuits que j’ai passées en prison parce que je ne l’avais pas ! dit-elle en frissonnant et en regardant autour d’elle, avec des yeux pleins de terreur, comme si elle eût craint de voir quelque créature spirituelle, revêtue d’une forme effrayante, debout auprès d’elle.

« — Il est si terrible de les contempler, dit-elle avec des chuchotemens pleins d’éclat, quoique murmurés très bas ; ils tournent toute la nuit autour de mon lit, ma mère tenant par la main la petite Annie (comment ont-elles pu se rencontrer dans l’autre monde ? Je l’ignore), et puis Marie, et tous me regardent avec des yeux tristes et qui sont comme de la pierre. Oh ! Jem, c’est terrible, et ils ne s’en vont pas, mais ils passent par derrière mon chevet, et je