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fureurs. Cependant la crise industrielle pourrait cesser, si les cœurs étaient moins irrités et si la fureur laissait aux esprits quelque clairvoyance. De vastes commandes inattendues sont venues de l’étranger ; mais il est nécessaire de les exécuter le plus rapidement possible et au plus bas prix possible, afin de vaincre la concurrence étrangère, très en éveil à ce moment et très au courant des embarras de l’industrie de Manchester. Il faut que les ouvriers consentent à travailler au plus bas prix, afin d’attendre des jours meilleurs et que la crise soit passée. Ceci est la justice même, et il n’y a pas de fureurs qui puissent rien changer à ce triste, mais inexorable fait. Malheureusement Les maîtres se considérant comme les seuls juges de la situation, évitent d’informer leurs ouvriers de tous les détails, et lorsqu’ils proposent, à ceux-ci de travailler à un prix modique, le soupçon, qui est toujours sur le qui-vive dans l’âme du peuple, se réveille, les vieux mots d’exploitation recommencent à avoir cours, les vieux contrastes entre le pauvre et le riche servent de thème aux vieilles déclamations connues. Les maîtres ont fixé un salaire, les ouvriers en fixent un autre, et la guerre continue. Pendant ce temps, les pauvres ouvriers mourant de faim dans toutes les parties du Lancashire sortent de leurs retraites et accourent en foule à Manchester, pour travailler aux prix proposés ; mais alors un nouveau et effroyable combat s’engage : les ouvriers de Manchester, excités par les comités des trade’s Unions (association des métiers), se ruent sur leurs malheureux frères, accourus tout simplement pour ne pas mourir de faim, et, en dépit de la police et des tribunaux, le sang coule. Enfin les maîtres proposent une réunion dans laquelle ils entendront les délégués des métiers et où des explications pourront être échangées. Le jour fixé arrive, les délégués se présentent. Ce sont de pauvres diables affamés, la mine longue, les yeux creux, les habits en lambeaux. Un des jeunes maîtres qui composent l’aréopage des patrons, M. Harry Carsons, fils d’un riche manufacturier, imprudent et courageux, un de ceux qui poussent le plus à la résistance, comme le font les hommes qui n’ont pas eu le temps et l’occasion d’apprendre à être patiens, — voyant devant lui ces cinq ou six fantômes hagards, vrais types de Callot ou d’Hogarth, — prend une feuille de papier et dessine leurs singuliers profils, leurs pommettes saillantes, leurs os proéminens, leurs traits avalés, leur barbe en désordre. Le dessin fini, il l’enjolive de quelques vers de Shakspeare, le fait passer au voisin, et de main en main la feuille de papier arrive à un dernier patron qui, plus sérieux ou moins imprudent, le froisse dans sa main et le jette au feu. Malheureusement le fatal papier n’a pas été brûlé, et les rires des jeunes gens, à mesure que le dessin passait entre leurs mains, ont été remarqués par un des délégués