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ne craint pas de donner au langage de ses personnages sa couleur propre : le vice, la colère, la misère, parlent leur idiome avec une irréprochable pureté. L’auteur n’a pas de dédain pour le jargon populaire et ne se bouche pas les oreilles en entendant un juron ; c’est un mérite auquel les écrivains anglais ne nous ont pas toujours habitués et dont nous devons savoir gré à l’auteur. Cette absence de pruderie donne à ses récits encore plus de vérité, et ne leur fait rien perdre en honnêteté.

Il y a deux parties bien distinctes dans Mary Barton : l’une est un tableau des misères industrielles de Manchester et de la vie du peuple, l’autre est une histoire de cour d’assises. Cet épisode judiciaire contient une leçon qui peut servir dans tous les pays, et sur laquelle beaucoup de gens peuvent méditer ; les égoïstes eux-mêmes, ceux qui cherchent avant tout leur repos, pourront y apprendre la prudence et la circonspection. Il démontre d’une manière terrible le danger qu’on court à ne pas rendre strictement justice à tout le monde. Le siècle présent est quelquefois railleur et sceptique. Ne lui dites pas, par exemple, que la justice doit être toujours rendue, parce que, si vous refusez de la rendre, Dieu s’en chargera, et d’une manière terrible : il rirait de vos menaces ; mais dites-lui qu’il est imprudent de ne pas rendre la justice, que cela est impolitique, et qu’il y a du danger à être injuste ; vous éveillerez son attention. L’histoire est pleine d’incidens qui démontrent la vérité de notre assertion. Une parole légère, un mot dur et égoïste ont souvent causé les rébellions les plus sanglantes. Ceux qui ont suivi avec attention les évènemens politiques depuis 1848 savent combien de fois un mot imprudent parti de la tribune ou de la presse a occasionné de débats et de récriminations. Le mot attribué à Marie-Antoinette : « Eh bien ! s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche, » circula, comme on sait, à travers toute la France, et le manufacturier Réveillon dut peut-être à l’opinion qu’on lui prêtait sur le salaire des ouvriers de voir sa maison réduite en cendres. L’épisode raconté par mistress Gaskell se rattache aux célèbres émeutes de Manchester.

Une crise industrielle éclate, les ateliers se ferment un à un ; ceux qui restent encore ouverts ne reçoivent plus que quelques malheureux que la faim condamne à travailler à moitié prix. Peu à peu la misère accourt ; c’est d’abord la privation, puis la détresse. Dans un tel état de choses, les esprits, au lieu de se pacifier, s’irritent, le jugement des masses devient de plus en plus obscur et vacillant ; l’obstination devient de la rage. Les ouvriers des manufactures pensent au parlement et envoient à Londres une députation chargée de remettre une pétition. Le parlement refuse d’accepter la pétition et d’entendre les délégués ; nouveau désappointement, nouvelles