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de théories plus ou moins subversives. Essayer de guérir un fait douloureux par un remède immoral, (elle a été la tendance constante des novateurs français du jour. Rien de pareil n’existe dans les livres anglais qui traitent de ces sujets pénibles. La simple exposition des faits, sans aucun alliage de système préconçu, les remplit seule. Aussi manquent-ils de cette qualité si chère à tous les esprits hypocrites et subtils, qui aiment la discussion comme l’aimaient les Grecs du bas-empire et préfèrent un syllogisme bien fait à une bonne action : ils ne concluent pas. Perdent-ils pour cela quelque chose de leur valeur ? Non. Ils y gagnent au contraire d’être plus sincères et de n’exprimer absolument que les choses qui sont familières à l’auteur et dont il a une connaissance précise. Ils y gagnent aussi d’être presque irréfutables. On peut avoir une opinion sur un système, on peut l’accepter ou le rejeter : il est impossible d’avoir une opinion sur des faits ; lorsqu’ils se présentent à nous, il n’y a pas moyen de les éluder, et l’on n’a que deux partis à prendre, ou bien les affronter résolument, ou bien fermer les yeux pour ne pas les voir. En France, nous avons peur des faits, et nous n’avons pas peur des idées. Il y a toujours parmi nous une foule de gens sensés qui craindraient d’abolir un abus ; mais les théories révolutionnaires, nous ne les craignons pas, il est même remarquable que le plus souvent les mêmes hommes qui reculent et ont reculé devant la plus petite réforme dans l’ordre matériel ont dans l’ordre moral l’esprit le plus révolutionnaire, le plus factieux, le plus anarchique qu’il soit possible d’imaginer. Plus d’un grand homme du jour, plus d’un illustre contemporain en est la preuve vivante. Le contraire a lieu en Angleterre ; les Anglais, peuple pratique et nullement matérialiste, comme on l’a dit souvent à tort, n’ont point peur des faits, mais ils redoutent surtout les théories, les formules et tout ce qui est abstrait. Ils savent que la véritable anarchie est l’anarchie morale, et qu’un fait malheureux est plus facile à changer qu’une fausse opinion. Il est plus aisé en effet de faire une bonne réforme administrative, d’établir une bonne police et d’abattre des logemens insalubres que de faire revenir au bon sens un phalanstérien et un communiste : avec de la patience et de la bonne volonté, on vient à bout de museler, de dompter et de détruire un fait mauvais. Aussi ne craignent-ils pas d’appuyer vivement sur certaines misères que chez nous on oserait à peine nommer. Chaque jour, les organes les plus conservateurs de la presse anglaise retracent, et souvent avec les expressions les plus fortes, certaines souffrances populaires. Quant aux livres, plus ou moins empreints d’esprit radical et démocratique, qui se succèdent depuis quelques années, ils sont accueillis avec empressement par un public aristocratique, riche, lettré ; ils ne descendent guère parmi le peuple. C’est qu’ils ne sont