Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en vain leurs couleurs pour reproduire quelque chose de la vie moderne, ou bien, ne pouvant plus parler à l’âme, ils s’efforcent de parler aux sens et flattent leurs nombreuses convoitises. Arts essentiellement limités, fruits de la réflexion, amans des choses précises, ils ne peuvent reproduire l’incohérence, la confusion, la spontanéité des sentimens modernes, la multiplicité de nos désirs. Quel est donc l’art réellement vivant encore aujourd’hui, et qui, bien qu’éclipsé pour un moment, brillera de nouveau et régnera de plus en plus sur les autels déserts de la peinture et de la sculpture ? C’est la musique. Sous la forme flottante et obscure des sons, nous retrouvons nos flottantes et obscures pensées : passions désordonnées, gaieté maladive, exaltation sans but, brillantes sensualités, larmes faciles, accès de sympathie pour nos semblables suivis d’accès de misanthropie, dédain de l’action et du bon sens pratique, prostrations morales suivies d’incroyables aspirations, tout ce monde de pensées et de sentimens qui s’agitent en nous et dont nous entendons les bégaiemens, semblables aux murmures des âmes dans les limbes avant leur incarnation, nous le retrouvons dans la musique, art cosmopolite, démocratique et réunissant en lui toutes les bonnes et les mauvaises qualités du siècle présent. La peinture et la sculpture sont des arts aristocratiques et traditionnels, inventés pour embellir le présent et pour perpétuer le passé. Lorsque je contemple un tableau ou une statue, je me sens dominé par l’idée du passé ; je comprends que ma génération n’est que le dernier anneau nouvellement forgé de la chaîne du temps. Alors le présent parait mesquin et chétif en face de ce glorieux passé, et l’on hésite à penser qu’il pourra encore y avoir dans l’avenir une telle suite de dieux, de héros et de saints. L’effet contraire est produit par la musique : à ses sons, le passé s’écroule, le présent lui-même disparaît ; l’avenir seul déroule ses splendeurs lointaines, et notre âme n’a plus que des pensées d’espérance et d’appréhension. Nous devenons tout aspiration, tout désir. La musique, qui échappe ainsi au temps, échappe aussi à l’espace. Pour elle, il n’y a pas de nationalité, de patrie et de religion ; elle n’a pas, comme la peinture et la sculpture, sa source dans la vie locale, elle est comprise par les hommes de toutes les races et sous toutes les latitudes ; elle ne demande pas pour être appréciée les longues méditations de l’étude, une culture nationale traditionnelle, la fréquentation dès l’enfance des choses belles, une vie noble si familiarisée avec tout ce, qui est élevé et grand. Elle n’est pas la propriété exclusive des lettrés, des nobles, des rois et des sages : c’est l’art véritablement moderne, le seul qui soit en rapport avec notre vie actuelle. Si la musique est l’art qui s’accorde le mieux avec la vie moderne, avec la force occulte et irrésistible du sentiment, quel est en littérature