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dans lequel nous vivons ? Ce n’est certainement pas, comme au XVIe siècle, la volonté, ni comme au XVIIIe, l’intelligence ; c’est une force très obscure, très difficile à nommer, et pour laquelle les langues humaines n’ont pas encore trouvé de nom, quelque chose qui nous dirige à notre insu, et semble un défi jeté a notre infirme nature. Ce souffle puissant et vague qui court partout dans notre siècle et qui fait rendre aux cœurs et aux âmes de si étranges, de si dissonantes mélodies, nous l’appellerons, faute d’un autre mot, la force de sentiment. Il serait curieux d’écrire son histoire et de suivre ses différentes manifestations dans la littérature, les mœurs et les évènemens politiques de notre époque. Contentons-nous d’en faire la description et d’en indiquer les principaux caractères. Rien n’est bizarre comme la manière dont elle éclate et se fait jour : elle s’insinue, se glisse, s’infiltre pour ainsi dire partout, dans un écrit politique, dans un roman, dans un article de journal. Vous lisez, plein d’ennui et de fatigue, tel ou tel livre pétri de lieux communs, rempli de banalités, et vous êtes prêt à le jeter de dégoût, lorsque tout à coup, à l’improviste, un petit courant d’eau claire et vive jaillit subitement et abat toute cette poussière. Combien de fois, dans les livres contemporains, n’avons-nous pas été surpris de rencontrer des accens naturels mêlés aux sottises les plus rebattues, et n’avons-nous pas été tenté de retourner ainsi le mot de Molière : « Où donc les sentimens vrais vont-ils se nicher ? » Vous vous parquez dans un parti, vous êtes bien résolu à le défendre, vous vous posez a vous-même des limites que vous ne franchirez pas, vous vous dites que telle tendance est dangereuse, quoiqu’elle soit légitime, et que pour le moment il est politique et prudent de ne pas l’encourager. Vains efforts : au bout de votre plume se pressent tous les sentimens que vous vous refusiez à exprimer, et ceux que vous vouliez proscrire sont souvent ceux qui deviennent l’objet de toutes vos préoccupations. Observez aussi la contradiction qui existe entre les idées et les sentimens des livres de notre époque. Les théories qu’ils exposent sont fausses de tout point, ou bien sont tellement équivoques et mélangées, qu’il faudrait des volumes de commentaires pour les débrouiller, et que la petite parcelle de vérité qu’il serait possible d’en faire sortir ne vaudrait pas le temps qu’on mettrait à l’extraire de ce chaos ; si au contraire vous vous en tenez au sentiment général qu’ils expriment, au souffle qui les traverse, vous pourrez être récompensé de vos peines et tirer de votre lecture non pas une instruction précise sur un point donné, mais une matière pour vos réflexions et un point de départ pour vos inductions personnelles. Il n’y a aucun d’eux qui ne vous fasse apercevoir que si les nouveaux principes exposés ne valent rien, les anciens principes n’en ont pas moins