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de Corneille, simples, pauvres, vertueux, chrétiens. Champagne a travaillé à la fois pour le couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, ce vénérable séjour d’une piété ardente et sublime, et pour Port-Royal, le lieu du monde peut-être qui a renfermé dans le plus petit espace le plus de vertu et de génie, autant d’hommes admirables et de femmes dignes d’eux. Qu’est devenu ce fameux crucifix qu’il avait peint à la voûte de l’église des Carmélites, chef-d’œuvre de perspective, qui, sur un plan horizontal, paraissait perpendiculaire ? Il a péri avec la sainte maison. La Cène est vivante par la vérité de toutes les figures, des mouvemens et des poses ; mais l’absence d’idéal gâte à mes yeux ce tableau. Je suis forcé d’en dire autant du Repas chez Simon le pharisien. Le chef-d’œuvre de Champagne est l’apparition de saint Gervais et saint Protais à saint Ambroise dans une basilique de Milan. Voilà bien toutes les qualités de l’art français : simplicité et grandeur dans la composition, avec une expression profonde. Sur cette vaste toile, quatre personnages seulement, les deux martyrs et saint Paul, qui les présente à saint Ambroise. Ces quatre figures remplissent l’immense basilique, éclairée surtout, dans l’obscurité de la nuit, par la lumineuse apparition. Les deux martyrs sont pleins de majesté. Saint Ambroise, agenouillé et en prière, est comme saisi de terreur.

J’admire assurément Champagne comme peintre d’histoire[1] et même comme paysagiste ; mais ce qu’il y a peut-être de plus grand en lui, c’est le peintre de portraits. Ici la vérité et le naturel sont particulièrement à leur place, relevés par le coloris et idéalisés en une juste mesure par l’expression. Les portraits de Champagne sont autant de monumens où vivront à jamais ses plus illustres contemporains. Tout y est frappant de réalité, grave et sévère, avec une douceur pénétrante. On perdrait les écrits de Port-Royal, qu’on retrouverait Port-Royal tout entier dans Champagne. Voilà bien l’inflexible Saint-Cyran[2], comme aussi son persécuteur, l’impérieux Richelieu[3] ; voilà le savant, l’intrépide Antoine Arnauld, auquel les contemporains de Bossuet ont décerné le nom de grand[4] ; voilà Mme Angélique Arnauld, avec sa naïve et forte figure[5] ; voilà la mère Agnès et l’humble fille de Champagne lui-même, la sœur Sainte-

  1. Dans la Collection de sir Thomas Baring, M. Waagen. t. II, p. 251, signale un remarquable tableau d’histoire de Champagne, Thésée trouvant l’épée de son père.
  2. L’original est au musée de Grenoble ; mais voyez la gravure de Morin.
  3. Au musée du Louvre. Voyez encore la gravure de Morin.
  4. A défaut de l’original, qui a disparu, et qui est attribué tantôt à Philippe de Champagne, tantôt à Jean-Baptiste, son neveu, nous avons les belles gravures d’Edelinck et de Drevet.
  5. Nous ignorons où est l’original ; l’admirable gravure de Van Schupen en tient lieu.