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— Voilà un prétexte pour l’éloigner, pensa Protat, devenu silencieux pendant qu’Adeline devenait triste.

— Qu’est-ce que vous avez donc, notre maître ? demanda la Madelon, étonnée de l'embarras du sabotier.

— J’ai ce que j’ai, dit le sabotier.

— Et toi, ma fille ?

Adeline ne répondit pas.

— Ah bien, fit la servante on descendant l’escalier, en voilà du nouveau, sans compter la clé de l’armoire qui est revenue !

Resté seul et singulièrement troublé par la double découverte qu’il venait de faire, le bonhomme Protat se dit à lui-même le mot des gens aveuglés qui deviennent subitement clairvoyants : — Comment n’ai-je rien vu de tout cela ? Sa première pensée fut de se débarrasser de son apprenti, puis il se rappela l’antipathie que le jeune garçon témoignait à Lazare avant même que celui-ci fût de retour, et, devenu tout à coup très subtil, il flaira une jalousie dans l’éloignement de Zéphyr pour le peintre. S’il était jaloux, c’était donc qu’il avait découvert l’inclination d’Adeline pour son pensionnaire. Renvoyer Zéphyr serait imprudence, pensa Protat, il pourrait jaser dans le pays, et ma fille en souffrirait. Relativement à Adeline et Lazare, son embarras était plus grand encore. Le cri échappé à sa fille avait été pour lui toute une révélation. Se rappelant bientôt la querelle qui la veille avait eu lieu entre Adeline et la Madelon, au souvenir des larmes qu’il avait surprises dans les yeux de son enfant, il imagina que son pensionnaire avait pu n’être pas étranger à cette querelle et à ces pleurs. — Qui sait ? se demanda-t-il, non pas sans être sérieusement alarmé par cette pensée, Madelon était peut-être leur confidente — Ce fut sous l’impression de cette idée de complicité qu’il aborda la vieille femme ; aussi cette démarche, entamée brutalement, n’eut-elle aucun résultat. Si Madelon avait vu son maître venir à elle ému par un sentiment d’inquiétude paternelle, elle l’eût peut-être rassuré on lui donnant les renseignemens qu’elle avait en sa connaissance ; mais Protat lui avait mis l’interrogation sous la gorge avec toute l’impétuosité de l’impatience. Fidèle à son caractère, qui était d’opposer instinctivement la rébellion à toute chose imposée, intérieurement effrayée par l’agitation peinte sur le visage du sabotier et par les menaces de son accent. Madelon se fit muette, d’abord par la charitable intention de ne point trahir le secret de sa maîtresse, et ensuite pour le plaisir qu’elle éprouvait à contrarier son maître.

Une querelle allait éclater entre le maître et la servante, si Adeline n’était point descendue attirée par le bruit. Protat prit sa fille par le bras et l’emmena au fond du jardin. Égaré par le délire de son inquié-