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la souffrance, le désir non rassasié, la sensation vague et pénible que fait naître l’infini, à la pleine et complète satisfaction que procure une œuvre saine et achevée.

Loin de moi la pensée d’essayer ici un de ces parallèles où l’on est obligé d’être injuste envers le passé, si l’on ne veut être injurieux envers le présent. Le paganisme mieux compris, grâce à ce vaste ensemble de travaux où la France et l’Allemagne ont si heureusement combiné leurs efforts, ne doit être entre nos mains ni une arme livrée à la polémique, ni un simple aliment offert à la curiosité. Ce qui pour un esprit élevé résulte du spectacle de ces longues aberrations, ce n’est ni le dédain ni la pitié ; c’est la conviction de ce grand fait : l’humanité est religieuse, et la forme obligée de toute religion est le symbolisme. Que le symbole soit, par sa nature, incomplet et condamné à rester bien au-dessous de l’idée qu’il représente, que la tentative de définir l’infini et de le montrer aux yeux soit d’avance frappée d’impossibilité, — cela est trop clair pour qu’il y ait quelque mérite à le dire. Toute expression est une limite, et le seul langage qui ne soit pas indigne des choses divines, c’est le silence ; mais la nature humaine ne s’y résigne pas. Sans doute ou n’empêchera jamais l’homme réfléchi de se poser cette question : Ne serait-il pas mieux de laisser là les figures, et, renonçant à exprimer l’ineffable, d’envelopper sa tête, de confondre à dessein sa pensée et son langage, pour ne rien dire de limité en présence de l’infini ? C’est à la conscience de chacun à répondre. Il est certain du moins que l’humanité livrée à ses instincts ne s’est pas arrêtée à ce scrupule : elle a mieux aimé parler imparfaitement de Dieu que se taire, elle a mieux aimé se tracer une carte fantastique du monde divin que résister à l’invincible charme qui l’entraîne vers les régions invisibles.

Ainsi l’immense travail dont nous avons essayé d’esquisser l’histoire, et dont le livre de M. Guigniaut est le résumé fidèle, aboutit à une conclusion à la fois consolante et religieuse, car si l’homme, par un effort spontané, aspire à saisir la cause infinie et s’obstine à dépasser la nature, n’est-ce pas un grand signe que par son origine et sa destinée il sort de l’étroite limite des choses finies ? A la vue de ces efforts sans cesse renouvelés pour escalader le ciel, on se prend d’estime pour la nature humaine, et l’on se persuade que cette nature est noble et qu’il y a lieu d’en être fier. Alors aussi on se rassure contre les menaces de l’avenir. La civilisation a ses intermittences, mais la religion n’en a pas. Il se peut que tout ce que nous aimons, tout ce qui fait à nos yeux l’ornement de la vie, la culture libérale de l’esprit, la science, le grand art, soient destinés à ne durer qu’un âge ; mais la religion ne mollira pas. Elle sera l’éternelle protestation de l’esprit contre le matérialisme systématique ou brutal qui voudrait emprisonner l’homme dans la région intérieure de la vie vulgaire. À un moment où le sentiment religieux traverse de si curieuses phases et reprend une importance réelle dans le mouvement de la société, l’ouvrage de M. Guigniaut est plus qu’un livre d’érudition ; il introduit dans le problème de ce temps-ci un élément capital qu’aucun esprit pénétrant ne pourra désormais ignorer ou négliger.


ERNEST RENAN.