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vaisseau vivant des Scandinaves. Pour elle, la distinction du Dieu et du non-Dieu est toujours restée indécise. Ne concevant la vie que comme une lutte, et l’univers que comme un perpétuel changement, elle transporta en Dieu la révolution et le progrès. Engagés dans le monde, ses dieux devaient en partager les vicissitudes : ils eurent une histoire, des générations successives, des dynasties, des combats. Jupiter est maintenant le roi des dieux et des hommes ; mais son règne ne sera pas plus éternel que celui de Cronos ; Prométhée enchaîné a prédit que son art sera moins fort que le Temps, et qu’un jour il devra céder à la Nécessité.

La religion de l’antiquité était, comme la société ancienne, fondée sur l’exclusion : c’était une religion libérale et nationale ; elle n’était faite ni pour l’esclave, ni pour le barbare. La première condition exigée pour l’admission aux mystères était de déclarer qu’on n’était pas barbare. L’ancienne Grèce s’était montrée bien plus exclusive encore. Là chaque promontoire, chaque ruisseau, chaque village, chaque montagne avait sa légende. Le culte de la femme n’était pas celui de l’homme, le culte de l’homme de mer n’était pas celui de L’agriculteur, celui de l’agriculteur n’était pas celui du guerrier. Hercule et les Dioscures, pour participer aux Eleusinies, furent obligés de se faire adopter par les Athéniens. Rome prépara la grande idée de catholicité : tous les dieux devinrent communs à tous les peuples civilisés ; mais le barbare et l’esclave étaient encore frappés d’incapacité religieuse, et ce fut une étrange nouveauté quand saint Paul osa dire : « Il n’y a plus de Juif ni de Grec, il n’y a plus d’esclave ni de maître, il n’y a plus d’homme ni de femme, car vous n’êtes tous qu’une seule chose eu Jésus-Christ. »

Ce serait faire violence à nos associations d’idées les plus arrêtées que de ne pas voir en cela un progrès ; mais l’égalité s’achète toujours cher. La grande vie libérale des belles époques de l’antiquité devint impossible le jour où l’esclave fut regardé comme un être religieux et capable de mérite. Les dieux de l’Olympe n’étaient que pour l’homme libre ; pas un pli sur leur front, pas un rayon de tristesse ; la nature humaine toujours prise dans sa noblesse ; nul compte de la douleur. Or ceux qui souffrant veulent que leurs dieux souffrent avec eux, et voilà pourquoi, tant qu’il y aura des douleurs dans le monde, le christianisme aura raison d’être. Tel est le secret du divin paradoxe : Heureux ceux qui pleurent !

La vie antique, si sereine, si gracieuse dans ses étroites proportions, manquait presque, complètement du sentiment de l’infini. Voyez ces charmantes petites maisons de Pompei : comme cela est gai, achevé, mais étroit et sans horizon ! Partout le repos et la joie, partout des images de bonheur et de plaisir. Or cela ne nous suffit pas : nous ne concevons plus la vie sans tristesse, pénétrés que nous sommes de nos idées surnaturelles et de notre soif d’infini, cet art si délimité, cette morale si simple, ce système de vie si bien arrêté de toutes parts nous semble un réalisme borné. Ce n’est pas volontairement que l’homme quitte les sentiers doux et faciles de la plaine pour les pics aigus et romantiques de la montagne. Tandis que l’humanité se renferme dans de justes et étroites limites, elle se repose heureuse dans sa médiocrité ; dès qu’elle prête l’oreille, à de plus vastes besoins, devenue exigeante, et malheureuse, mais plus noble, en un sens, elle préférera dans l’art et dans la morale