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corps à corps à ces dieux issus de la fantaisie, et triomphèrent dans ce facile combat contre des ombres. D’autres embrassèrent un système plus grossier encore, l’hypothèse démonologiste ; les dieux ne furent plus que des démons : ce furent les démons qui rendirent des oracles. « Les démons, dit Tertullien, prennent la place des dieux ; ils s’introduisent dans les statues, respirent l’encens, boivent le sang des victimes[1]. » D’autres enfin, donnant bravement la main à Lucrèce et à Epicure, déclarèrent que les mythes n’étaient que des contes frivoles, inventés à plaisir, sans but et sans signification. Il est remarquable toutefois (et cette observation ingénieuse n’a pas échappé à M. Creuzer) que les pères nés en Orient, élevés souvent dans le respect du paganisme ou dans les écoles de philosophie, gardèrent quelque chose du sentiment délicat de la Grèce. Cette œuvre de démolition par la calomnie et le contre-sens les blessa profondément, et ils se montrent presque aussi sévères contre Evhémère que les païens honnêtes eux-mêmes. Origène et saint Grégoire de Nazianze, par exemple, apprécient souvent le paganisme avec une impartialité remarquable, et devancent sur plusieurs points les résultats les mieux acquis de la critique moderne.

Certes on peut croire que plusieurs des reproches adressés par les pères de l’église au paganisme, et en particulier aux mystères, n’étaient pas sans fondement ; mais était-il équitable de ne prendre ainsi le paganisme que dans ses basses régions, dans son interprétation populaire et superstitieuse ? Les idées religieuses les plus élevées, entre les mains des peuples sensuels, dégénèrent forcément en sensualisme. C’est comme si l’on jugeait le catholicisme par ce que l’on a sous les yeux à Naples ou à Lorette. Le tableau des Thesmophories et des Adonies, tel que nous le trouvons dans Aristophane et Théocrite, ne présente rien de bien immoral, mais seulement quelque chose de léger et d’assez peu sérieux. L’ivrognerie est le plus grave des abus qu’on y signale. Qui verrait à certaines heures un pardon de la pieuse Bretagne pourrait bien croire aussi que l’objet principal de la réunion est de boire. Les fêtes des martyrs dans l’église primitive donnaient lieu à des scènes tout aussi peu édifiantes, contre lesquelles les pères s’élèvent avec énergie. Quant aux symboles adoptés par le paganisme, et qui seraient à nos yeux de la plus grossière obscénité, il faut dire avec M. Creuzer : « Ce que l’homme civilisé cache avec pudeur et dérobe soigneusement au regard, l’homme simple et droit de la nature en avait fait, de nom et de figure, un symbole religieux consacré par le culte public. Avec cette foi qui met Dieu dans la nature, avec les mœurs plus libres des peuples méridionaux, surtout des Grecs, toutes ces distinctions de décent ou d’indécent, de digne ou d’indigne, de la majesté, divine, ne pouvaient se faire sentir. De là vient que ces peuples, avec une innocence devenue étrangère aux Romains du temps de l’empire ainsi qu’à l’Europe moderne, admettaient dans leur religion ces légendes sacrées que nous trouvons scandaleuses, ces emblèmes que nous taxons d’obscénité. » Il faut croire en effet que ces emblèmes réveillaient chez les anciens des idées complètement différentes de celles qu’ils nous inspirent, puisqu’ils n’excitaient en eux que des sentimens de sainteté et de respect religieux. Quoi de plus révoltant, selon

  1. Apologétique, ch.22-24.