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aux initiés, sous certaines conditions, non-seulement de pureté et de piété, mais aussi de justice, et que, s’ils n’enseignèrent pas également le monothéisme, ce qui eût été la négation du paganisme lui-même, du moins ils s’en rapprochèrent, autant qu’il était permis au paganisme de s’en rapprocher. Ils entretinrent, ils nourrirent dans les âmes, à titre même de mystère, de culte épuré de la nature, le sentiment de l’infini, de Dieu après tout, qui résidait au fond de la croyance populaire, mais que l’anthropomorphisme mythologique tendait sans cesse à effacer. »

C’est cependant à un autre titre, je veux dire comme ayant servi de transition entre le paganisme et la religion plus sainte qui l’a remplacé, que les mystères sont surtout dignes de fixer l’attention du philosophe et du critique. Des recherches approfondies montreraient que presque tout ce qui, dans le christianisme, ne relève point de l’Évangile n’est que le bagage importé des mystères du paganisme dans le camp ennemi[1]. Le culte chrétien primitif n’était qu’un mystère. Toute la police intérieure de l’église, les grades d’initiation, la prescription du silence, une foule de particularités du langage ecclésiastique, n’ont pas d’autre origine. La révolution qui a détruit le paganisme semble au premier coup d’œil une rupture brusque, tranchée, absolue avec le passé, et elle fut telle en effet, si l’on n’envisage que l’inflexibilité dogmatique et l’esprit de sévère moralité qui caractérisait la religion nouvelle ; mais, sous le rapport du culte et des habitudes extérieures, une étude plus attentive, nous révèle que ce changement s’opéra par une pente insensible, que la foi populaire sauva dans le naufrage ses symboles les plus familiers, que cette transformation, en un mot n’apporta d’abord aucun changement bien profond dans les habitudes de la vie intime et de la vie sociale, si bien que, pour une foule d’hommes considérables du IVe et du Ve siècle, il reste incertain s’ils furent païens ou chrétiens, et qu’il est probable que plusieurs d’entre eux suivirent une ligne indécise entre les deux cultes. L’art lui-même, qui formait une partie si essentielle de l’ancienne religion, n’eut à rompre avec presque aucune de ses traditions. L’art chrétien primitif n’est réellement que l’art païen en décadence, ou pris dans ses régions inférieures. Le bon pasteur des catacombes de Rome, copié de l’Aristée ou de l’Apollon Nomios, qui figurent dans la même pose sur les sarcophages païens, porte encore la flûte de Pan au milieu des quatre Saisons demi-nues. Sur les tombeaux chrétiens du cimetière de Saint-Calixte, Orphée charme encore les animaux ; ailleurs, le Christ en Jupiter-Pluton, Marie en Proserpine, reçoivent les âmes qui leur amène, en présence des trois Parques, Mercure coiffé du pétase et portant en main la verge du psychopompe. Pégase, symbole de l’apothéose, Psyché, symbole de l’âme immortelle, le ciel personnifié par un vieillard, le fleuve Jourdain la Victoire, figurant sur une foule de monumens chrétiens. Qui a pu voir sans émotion ces églises de Rome composées avec des débris de temples antiques, comme les centons de Proba Falconia avec des vers de Virgile ? Ainsi fait l’humanité : avec de vieux fragmens broyés, assimilés, elle construit un nouvel édifice, plein d’originalité dans ses formes, car pour elle l’esprit est tout, et les matériaux sont peu de chose.

  1. Voir l’ouvrage de M. Creuzer, t. III, p. 774, et la note de M. Guigniaut, p. 1205.