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entreprises ? Faut-il lui enlever encore sa ressource dernière, les commandes de l’état ? Et quelles commandes ! il ne s’agit, notez bien, ni de galeries de tableaux, ni de séries de portraits, ni de toutes ces merveilles que les deux derniers siècles ont fait éclore à grands frais sous un royal patronage ; tout ce qu’on demande aujourd’hui à nos Audran, à nos Nanteuil, tout ce que l’état leur octroie pour les soutenir dans leur rude carrière, c’est une suite de fac simile d’après les dessins du Louvre : travail peu grandiose assurément, mais utile ; projet intelligent, idée pratique et bien exécutée. Les quinze ou vingt planches d’essai qui déjà ont vu le jour ne méritent pour la plupart qu’éloge et encouragement. Eh bien ! va-t-il falloir que tout cela s’interrompe ? Tous ces graveurs vont-ils se croiser les bras ? N’y aura-t-il de travail que pour une machine ?

Voilà ce qu’on se demande, et ce n’est pas sans raison. L’exemple du passé n’est pas encourageant. Que n’a-t-on pas dû dire au XVe siècle, quand pour la première fois quelques centaines d’épreuves d’un même dessin ont apparu en même temps, toutes identiques, toutes faites d’un même coup pour ainsi dire, ou du moins tirées d’une même planche ! Quel bouleversement d’idées et d’habitudes ! Qu’allaient devenir les copistes, ces recrues des ateliers ? Remarquez que depuis le commencement du monde, pour reproduire un chef-d’œuvre, pour le faire admirer hors des murs où il était né, on n’avait jamais connu qu’un moyen, la copie, la copie faite à la main. De là, dans l’antiquité, toutes ces répétitions des mêmes œuvres répandues en tant de lieux ; de là des bataillons de copistes commandés par les chefs d’écoles, travaillant sous leurs yeux, à leur voix, et souvent avec leur secours. L’art de copier, ainsi organisé, était tout à la fois une industrie et une initiation. La multitude des apprentis devenait la pépinière des grands artistes. Sans écoles nombreuses, point de fortes doctrines, point d’autorité chez les maîtres, point de constance dans les traditions, point de perfectionnemens continus. Aussi, quand, au moyen âge, les arts sortirent de leur sommeil, on vit reparaître cette puissance des écoles reposant encore une fois sur le grand nombre des copistes ; elle se prolongea durant le XVIe siècle, puis s’éteignit peu à peu, à mesure pour ainsi dire que l’usage de la gravure devenait plus répandu et plus universel. Le nouveau procédé, bien que la main de l’homme en fût encore le principal agent, avait suffi pour éclaircir les rangs des adeptes de l’art ; il avait affaibli et contribué à dissoudre ces grandes associations, ces groupes disciplinés qui opposaient aux écarts du goût individuel de salutaires résistances ; que sera-ce donc quand, pour reproduire les dessins, il ne sera même plus nécessaire de savoir dessiner ! Si le graveur avec son burin mettait cent copistes à l’aumône, du moins il était artiste, il avait