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et plus visibles, celles de la Provence et de l’Italie. L’action de la poésie limousine, plus que contestable dans les vieux poèmes de geste castillans et dans les romances, est évidente dans la poésie des cancioneros ; elle se révèle surtout dans les formes métriques. La filiation de cette influence serait difficile à suivre pas à pas, mais il est aisé de la constater. Ce n’est pas de l’action de la muse provençale en Catalogne et en Aragon que nous voulons parler ici. Là, dans la première période, il n’y eut pas imitation, mais identité. L’idiome des troubadours portait indistinctement le nom de langue limousine, provençale ou catalane[1] ; les troubadours provençaux et catalans confondaient leurs chants et leur esprit comme leur langue. La couronne de Provence ayant passé en 1112 au comte de Barcelone Raymond Bérenger, des princes espagnols gouvernèrent les deux pays pendant à peu près un siècle. Barcelone était un foyer de poésie autant que de commerce et d’opulence ; les sympathies et les affinités étaient telles que les Espagnols, sans partager leur hérésie, détendirent les Albigeois[2], dont un troubadour espagnol écrivit même la chronique, et lorsque les horreurs de ce drame sanglant éteignirent pour toujours la civilisation calme et enjouée de la Provence, c’est en Catalogne que survécurent et fleurirent encore pendant longtemps les chants de la muse provençale.

L’éclat et le voisinage de cette littérature élégante, à une époque où l’esprit des cours tendait à se polir, mirent naturellement en honneur les troubadours provençaux à la cour de Castille. Depuis le règne d’Alphonse VIII jusqu’à celui d’Alphonse X le savant, plusieurs troubadours renommés allèrent chercher gloire et faveur auprès des rois de Castille. On en connaît un grand nombre qui consacrèrent leur talent à chanter les louanges d’Alphonse X, ce grand protecteur des lettres, qui surpassait trop son siècle pour être compris de la ténébreuse féodalité qui l’entourait ; mais, chose étrange ! à l’exception des cantigas (chansons) de ce roi, nul vestige visible de l’influence limousine ne se trouve dans les monumens de la muse castillane de cette période. Après Alphonse X, des troubles civils et des guerres incessantes étouffèrent presque tous les germes des lettres. Il faut arriver au milieu du XIVe siècle, c’est-à-dire à une époque où il ne restait de la poésie limousine que le reflet déjà affaibli qui brillait encore en Catalogne et à Valence, pour retrouver dans les mètres variés et pittoresques de l’archiprêtre de Hita et dans les vers du rabbi don Santob[3] les traces de la muse provençale. Depuis cette époque, toute la poésie savante obéit à une nouvelle impulsion, et l’imitation de la littérature limousine devient manifeste, quoiqu’en se bornant à peu près à la surface de cette littérature. Nous l’avons déjà observé, l’art, dans son enfance, ne prétendait pas aller au-delà de la forme ; les clercs, qui aspiraient avant tout à faire de l’art, devaient imiter

  1. Villemain, Tableau delà Littérature du moyen âge, etc.
  2. Le roi d’Aragon Pierre II perdit la vie en combattant pour les Albigeois à la bataille de Muret, où il fut défait par Simon de Monfort (1213).
  3. C’est l’auteur de la Danza general ou Dansa de la Muerte, une des transformations les plus originales de la fameuse Danse macabre. Le poème espagnol fut écrit vers 1350. C’est aussi vers cette époque qu’Orcagna reproduisit la sombre fiction de la Dame de la Mort sur les murailles du Campo-Santo de Pise.