Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/764

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désigner une courtisane de la ville de Léon, il va jusqu’à se servir d’une qualification empruntée aux tenues les plus impudiques du langage populaire.

Ce n’est point là toutefois que se bornent les témoignages que fournit le Cancionero de Baena sur l’anarchie morale qui régnait en Castille dans la première moitié du XVe siècle. Nous croyons en trouver la preuve la plus éclatante dans la naïve effronterie avec laquelle des hommes d’église, savans, respectés et d’un rang considérable, se mêlaient au mouvement d’une poésie amoureuse, très peu mystique, et abdiquaient ainsi la circonspection imposée à leur ministère sacré. Ici c’est un moine qui, pour répondre à la question d’un poète, prête, pour ainsi dire, sa muse à la jolie maîtresse du comte de. Niebla, laquelle, à ce qu’il parait, aurait été en état de répondre elle-même[1]. Plus loin, c’est l’archidiacre de Toro, qui compose en l’honneur de su señora (de sa dame) des vers animés du plus tendre amour. C’est surtout le franciscain Fray Diego de Valencia qui nous offre l’exemple le plus saillant du relâchement où était tombée la société cléricale, de l’époque. Fray Diego n’était point de ces moines ignorans et mondains, pour lesquels le froc était un masque et le cloître, une prison. Eh bien, qui le croirait ? ce muy honrado é sabio varon, comme l’appelle Baena, ce docteur vénéré, qui était particulièrement versé dans la science théologique de l’université de Paris, dont il cite les écrivains scolastiques alors si célèbres, Pierre Lombard et Alexandre de Hales, s’oublie jusqu’à se faire le champion poétique d’une courtisane d’intime espèce, la Cortabota, et, il tant le dire, il s’acquitte de sa tâche peu ascétique avec une liberté d’allures à faire pâlir les plus cyniques facéties de Villasandino.

Ce recueil hardi n’était cependant pas exclusivement destiné au roi Jean. Baena le dédie également à la reine doña Maria, ainsi qu’aux dames et demoiselles [dueñas é donsellas) de sa maison, et il assure avec une incroyable naïveté que le livre charmera les loisirs non-seulement de ces dames, « mais encore du prince royal don Enrique, et en général des prélats, infans, ducs, maréchaux, amiraux, prieurs, docteurs, et de tous les autres seigneurs et officiers du royaume. »

Il est un autre fait remarquable que le Cancionero de Baena met en lumière, c’est l’action exercée par les littératures européennes sur la poésie savante de la Castille. M. de Pidal, pour éclairer cette question, a interrogé les plus anciens monumens de la poésie espagnole avant le XVIe siècle. On a beaucoup discuté, et l’on discute encore aujourd’hui, sur le degré d’influence que l’on doit attribuer au génie de la littérature arabe sur la poésie castillane. Des orientalistes éminens, tels que Conde, ont cru voir dans les romances populaires l’empreinte plus ou moins marquée de la poésie arabe. Tout récemment, M. Dozy a contesté, sans trop de raison, ce nous semble, jusqu’à la possibilité de cette influence[2]. Quoi qu’il en soit de cette controverse en ce qui

  1. À en juger par les hommages que les meilleurs poètes du temps ont décernés à sa beauté et à son esprit, Isabel Gonzalez dut être une femme douée des plus grandes séductions, Voyez dans le Cancionero les vers charmans que lui adressa Francisco impérial (p. 232). Isabel cultivait elle-même la poésie : Diego Martinez de Médina l’appelle excellent poète.
  2. Recherches sur l’Histoire politique et littéraire de l’Espagne pendant le moyen âge (Leyde, 1849). M. Gayangos, dans ses notes à l’ouvrage de M. Ticknor, et M. de Pidal, dans son Introduction au Cancionero de Baena, ont réfuté cette opinion.