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et même en rapports personnels avec tout ce qu’il y avait de plus humble et de plus dédaigné. C’est ainsi que Villasandino, espèce d’aventurier parasite, Montoro el Ropero (le fripier), Mailre-Jean el Trepador (le harnacheur), Gabriel el Tañedor (le joueur d’instrumens), Jean île Valladolid désigné par le sobriquet de Jean-Poète, fils, au dire de ses contemporains, du bourreau de Valladolid et d’une fille d’auberge, Mondragon el mozo de espuela (le valet d’éperon, espère de palefrenier) et quelques autres rimeurs de pareille famille obtinrent souvent la protection des rois ; ils entrèrent en correspondance et en communication plus ou moins amicale avec l’archevêque de Tolède don Pedro Tenorio, le marquis de Santillana, le duc de Medina-Sidonia, le comte de Cabra et plusieurs autres personnages non moins éminens des règnes de Jean II, Henri IV et Isabelle la Catholique. Jamais on n’avait pu dire avec plus de raison que la seule vraie république, c’est la république des lettres.

Un des faits qui ressortent encore du Cancionero de Baena, c’est la liberté de mœurs et l’oubli des convenances morales qui régnaient à la cour de Jean II. Cette cour de Castille, si renommée au moyen âge par son élégance et sa splendeur, qui trois siècles auparavant avait déjà mérité d’être proclamée la première d’entre les cours par l’empereur Frédéric Barberousse, un des hommes les plus graves de son temps, avait à peine, sous le règne de Jean II, le sentiment de la décence et de la dignité. Don Enrique d’Aragon ne croyait pas abaisser son intelligence en détaillant du ton le plus solennel, dans son Arte cisoria[1], les mille formes sévères et minutieuses auxquelles il fallait être initié pour exceller dans l’art de découper les viandes à la table des princes, et tandis que pour les exigences de l’étiquette la cour s’entourait d’une foule innombrable de charges[2], le roi lui-même ne voyait nul inconvénient à recevoir de la main d’un Juif converti un recueil où il se trouve des pièces du plus mauvais goût et de la plus abjecte familiarité, parfois même d’un cynisme révoltant. Le dezir (n° 104) fait contre une dame, comme dit naïvement Baena, a manera de disfamacion, par un chevalier vindicatif dont elle avait repoussé la tendresse[3], dépasse de beaucoup la licence des farces impudiques de l’Arétin et l’obscénité antique.

Dans plusieurs des petites notices que Baena met en tête, de chacune des poésies du Cancionero, il parle, — comme s’il s’agissait d’une chose toute simple et parfaitement reçue, — des maîtresses du roi Henri II, doña Juana de Sosa, doña Maria de Carcamo, et aussi de la belle Isabel Gonzalez, maîtresse du comte de Niebla, en les désignant toutes les trois du nom trop expressif de manceba (concubine). Il ne s’arrête pas toujours à cette expression qui, bien que tant soit peu téméraire, suppose néanmoins une certaine retenue : pour

  1. L’Art de l’Ecuyer tranchant. C’est par méprise qu’un historien de la littérature espagnole, M. de Puibusque, a traduit le titre de cet ouvrage, Arte Cisoria, par ces mots : Art du Ciseleur.
  2. Mayordomo-mayor, escudero-mayor, maestre-sala, guarda-mayor, copero-mayor, camarero-mayor, etc.
  3. Par un sentiment bien naturel de convenance, on a retranché, dans l’édition de Madrid, plusieurs passages de cette chanson. On a cependant imprimé la pièce complète, en feuille détachée, à un très petit nombre d’exemplaires.