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monarchique de Juan de Viena un seul cri d’indignation ; elle lui inspire uniquement quelques extravagantes formules d’adulation[1]. La bataille d’Antequera, les expéditions de Ronda et de Setenil, la célèbre tala de la vega (dévastation de la campagne] de Grenade, la victoire remportée sur les Maures par Rodrigo de Narvaez, alcalde (gouverneur) d’Antequera, dans l’endroit appelé depuis Tour du Massacre [Torre de la Matanza), tous les faits d’armes enfin où la noblesse se montrait si intrépide, rencontrent dans la poésie érudite, ou l’oubli absolu, ou l’absence la plus complète d’inspiration et d’esprit national. Comparez à ces froides amplifications le moindre des romances historiques. Le génie national, la gloire, la foi, les traditions, tout est vivace et palpitant dans cette simple et vigoureuse poésie, par une bizarre aberration, les seigneurs faisaient des chansons pendant que le peuple faisait de l’épopée ; l’aristocratie, qui accomplissait les exploits, ne savait pas les chanter ; le peuple se chargeait de perpétuer la gloire de l’aristocratie, et dans son enthousiasme faisait, sans le savoir, l’apothéose des grands noms de son pays. « Quel contraste ! dit avec raison M. de Pidal ; tandis que les poètes aristocratiques et courtisans oublient ainsi les hauts faits de leur patrie, les poètes populaires, qui n’étaient pas des chevaliers, célèbrent dans leurs chants et dans leurs romances les combats et les triomphes contre les infidèles, exaltent les entreprises de la chevalerie et créent une renommée immortelle aux héroïques défenseurs de leur pairie. »

Il ne serait pas aisé d’expliquer avec précision cette espèce de phénomène moral. M. de Pidal parait en voir la cause principale dans la tendance de la poésie féodale à s’éloigner de la poésie populaire. Il est impossible de méconnaître l’influence probable de cette impulsion divergente ; mais un tel antagonisme, qui dut être, nous le croyons, plutôt instinctif que systématique, ne suffit pas à expliquer nettement l’indifférence apparente des troubadours aristocratiques pour leurs gloires militaires ou celles de leurs ancêtres. Cette singulière insouciance n’est pas uniquement inhérente à la poésie savante de la Castille. On la retrouve partout à la même époque, et il est permis de croire qu’elle tient à des causes plus générales qui se rapportent aux premiers phénomènes intellectuels de la renaissance. Le fils de Valentine de Milan, Charles d’Orléans, contemporain des poètes du Cancionero de Baena[2], a porté plus loin peut-être que tous les autres cette indifférence incroyable du guerrier pour la gloire, de l’homme pour ses plus intimes affections, du français pour les malheurs de sa patrie. Ni l’assassinat de son père, ni le spectacle des revers de la France, ni la mort de Bonne d’Armagnac qu’il adorait, ni sa captivité de vingt-six ans, ni la désastreuse bataille d’Azincourt, où il fut fait prisonnier, ni le martyre de la sublime vierge de Vaucouleurs, n’ont arraché à Charles d’Orléans un seul cri de véritable passion.

De telles singularités ne s’expliquent point par une coupable indifférence pour les grands intérêts qui préoccupaient les sociétés du moyen âge. Non, sans doute ; il faut en chercher la cause dans l’empire d’une fausse doctrine

  1. Juan de Viena appelle Jean II : « Rey plus quam perfeto. »
  2. Il mourut en 1465.