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pensée, et préparait ainsi le levain du scepticisme moderne. Calavera est un des plus libres penseurs de ces temps où la théocratie paraît régner sans ombre et sans partage ; mais, remarquons-le bien, son scepticisme n’est pas le scepticisme orgueilleux et fanfaron de nos jours, ayant pour base la haine ou l’impiété : c’est un sentiment humble et triste, né de la spiritualité élevée du catholicisme. Il n’en est pas moins condamnable. Calavera est un esprit préoccupé et chagrin qui, à force de vouloir tout comprendre, s’attriste de son impuissance et tombe dans les écarts d’une raison ulcérée. Il ne se glorifie pas de ses doutes, il ne les regarde point comme des conquêtes de la pensée, il s’en afflige au contraire, et attribue les incertitudes de son esprit à son défaut de science. Il paraît ne pas se douter que l’homme, ne touche pas impunément aux mystères de la Providence, et, dans le fait, il n’hésite pas à soumettre la foi au raisonnement, le dévouement à l’analyse.

Parmi les controverses ardues qu’il souleva dans ses tensons, une des plus graves est sans doute celle de la prescience divine, proposée au chroniqueur Ayala et à d’autres lettrés de l’époque. Elle eut un grand retentissement[1]. Au milieu des incertitudes dont l’esprit de Calavera était tourmenté, rien ne le préoccupait autant que le désir de sonder l’action de la pensée divine sur la destinée humaine. Ce téméraire problème était devenu sa maladie morale, la plaie de son cœur[2]. Sous prétexte de chercher remède et consolation, il soumet à une polémique hardie, la conciliation du libre arbitre avec la prescience divine, ce mystère surhumain devant lequel s’arrêta plus tard, avec une humilité sublime, le génie de Bossuet. Calavera affronte intrépidement la difficulté ; il formule ses doutes avec une grande rigueur de dialectique. « Si Dieu, dit-il, connaît tout ce qui est, tout ce qui a été et tout ce qui sera ; s’il est donné à sa puissance sans bornes de tout faire ou défaire en un instant, sans le moindre effort ; si les élus de Dieu sont ceux à qui il destine le salut, et si sa grâce seule les préserve d’aller en enfer, il s’ensuivrait cette horrible induction, que Dieu est cause du mal, car il fait naître les hommes sachant que la perdition les attend[3]. »

Calavera ajoute qu’ayant consulté des savans au sujet de cette effrayante conséquence, ils lui ont dit que « Dieu voit le mal sans l’approuver, » et qu’il a donné à l’homme la volonté et le jugement, afin que chacun ait en soi la liberté de ses actions et par conséquent la puissance de se perdre ou de se sauver. Malgré la salutaire clarté de cette explication, Calavera n’est pas convaincu. On devine qu’il est obsédé par le fantôme formidable de la prédestination, qu’il ne comprend pas bien le dogme de la grâce, et que l’idée du libre arbitre s’efface dans son esprit devant l’image d’une Providence tellement étroite, qu’elle est près de se confondre avec la fatalité païenne. On le croirait un élève du jansénisme de Port-Royal.

  1. Cette controverse mémorable, que Baena appelle la muy alta é traçendente quistion de preçitos é predestinados, eut lieu avant 1407, année de la mort d’Ayala.
  2. So tormentado de grave dolencia
    Ca tengo una llaga en un coraçon…

  3. C’est exactement le raisonnement de Bayle, qui fut prôné si fort par les incrédules du XVIIIe siècle.