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de conscience, pensées religieuses, tendresses d’amour et saillies burlesques. Au surplus, l’image d’une mort prochaine était une des fictions favorites du temps. Les deux ouvrages principaux de Villon sont deux testamens. Voici quelques couplets des Adieux de l’archidiacre :

« Adieu l’amour, adieu le roi que j’ai servi fidèlement, adieu la reine que j’ai chantée et révérée !

« Jamais on ne m’entendra plus glorifier l’amour : les amans ne me verront plus aimer une femme[1].

« Adieu, vous tous qui savez aimer et qui connaissez le beau langage.

« Adieu les amis, les seigneurs que j’ai tant aimés. Adieu les troubadours qui ont mêlé leurs chants aux miens.

« Adieu, monde trompeur, je pars vers Dieu, notre Seigneur, qui m’appelle à lui. »

Parmi les poètes dont le Cancionero nous a conservé les œuvres, se place enfin un des esprits les plus remarquables de l’époque, où nous transporte ce recueil : c’est Ferrant Sanchez Calavera. Il est regrettable qu’on ne sache presque rien ni de sa vie ni de son caractère. Tout ce qu’on a pu tirer des renseignemens réunis dans le Cancionero, c’est que Calavera abandonna la cour, triste et désabusé, pour se retirer à sa commanderie de Villarubia dans l’ordre de Calatrava, et que la fortune ne lui sourit pas toujours. Il est donc impossible de mesurer à quel point le germe de ses méditations sceptiques et de ses tendances misanthropiques est l’écho de la pensée publique, ou l’expression de la trempe particulière du caractère et de l’impulsion momentanée d’une imagination souffrante et exaltée. Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins curieux, d’étudier les écrits d’un troubadour qui a toujours porté ses idées sur le terrain glissant de la métaphysique théologique, et qui, sans se douter de la portée de son ambition, aspire à sonder d’un regard téméraire la prescience divine, les lois de la Providence, la Trinité, la vie immortelle, ces gouffres où les incertitudes humaines ont été constamment englouties. Quelque force d’abstraction que l’on suppose à l’intelligence, il est incontestable que l’homme doit toujours à son époque la base de ses méditations. Entre les conceptions les plus audacieuses des poètes et le mouvement général des idées de leur temps, il y a nécessairement un lien plus ou moins mystérieux qu’il est impossible de méconnaître. Sous ce rapport, l’étude de Calavera est d’un grand intérêt.

Encore un peu loin des dernières limites de cette période indécise appelée le moyen âge, que l’on suppose être un temps de croyances aveugles, divinisant la soumission, éclairant idées, mœurs, usages, du flambeau de la foi, l’esprit laïque se jetait quelquefois dans les voies les plus dangereuses de la

  1. A Deus, amor : à Deus, el rey
    Que eu ben servi ;
    A Deus la reina à quem loey
    E obedesci.
    Iamays de mi non oyeran
    Amor loar,
    Nin amadores me veràn
    Muller amar, etc.