Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/744

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce royaume à un conseil de régence oppressif et divise, Paez se fait l’écho des clameurs publiques et adresse à la reine-mère, doña Catalina, une pièce de vers qui fait peu d’honneur à son inspiration, mais beaucoup à l’indépendance de son caractère. Tout en accordant à la reine, qui était à la tête de la régence, des louanges imitées des litanies de la Vierge, il lui dit sans ménagement et en termes assez cavaliers « que la Castille est mal gouvernée par les régens, qu’à l’exception de Davalos ces seigneurs ne valent pas le diable, que le royaume est dévasté, qu’il est accablé par des impôts intolérables et par les violences des traitans, qui, pour bien peu de chose, font vendre jusqu’aux habits des pauvres laboureurs. » La liberté de la presse ne va pas plus loin.

Paez de Ribera était évidemment un homme fort éclairé et un observateur exact. Il nous a laissé un échantillon bizarre de cet amour de l’analyse descriptive, qui signale ordinairement les origines et les décadences littéraires, dans une pièce où la maladie, la vieillesse, l’exil, la misère, discutent ensemble sur leur puissance respective de destruction à l’égard de l’homme. La maladie présente des ravages qu’elle produit un tableau détaillé bien peu poétique assurément, mais qui ferait honneur à un physiologiste consciencieux. Ce tableau rappelle la description des effets de la peste d’Athènes qui termine le poème de Lucrèce. La langue latine était tellement familière à Paez de Ribera, qu’il lui arrivait de commencer une chanson en espagnol et de la terminer en latin sans changer les conditions du mètre qu’il avait d’abord adopté. Ce qui domine chez lui. c’est une inspiration toute personnelle, que la misère aiguillonne, et qui s’élève sous cette rude influence à des accens d’une force et d’une élévation singulières, comme on en peut juger par les vers suivans : « La misère brûle sans flamme l’âme et le corps, et change en folie la raison… J’ai traversé tout seul des montagnes désertes et escarpées ; sans voiles ni avirons,.j’ai bravé sur des flots inconnus les orages de la mer ; j’ai subi les tourmens de la maladie et de l’exil ; j’ai eu de puissans ennemis ; j’ai été dans le monde victime des plus amères passions : j’ai affronté des craintes et des périls ; j’ai été assailli par des assassins ; je me suis vu parfois en butte à la colère des peuples et des rois ; j’ai été déchiré par la calomnie : eh bien ! avec tout cela, je n’ai jamais ressenti les souffrances mortelles que, m’ont fait éprouver les angoisses de la pauvreté » (littéralement : la rage de la pauvreté).

Ce n’est pas tout. Dans les différentes productions inspirées à Ruy Paez par les douloureuses épreuves qu’il eut à traverser, on rencontre souvent des traces d’une émotion aussi puissante et plus amère encore. Dégoût de la vie, misanthropie ardente, aucun des traits sombres qui caractérisent les âmes désenchantées de nos jours ne manque, on le voit, à ces troubadours, qui se plaisent à rappeler le néant de la vie mortelle. Quelque chose d’essentiel distingue pourtant ces Byrons du moyen Age. Qu’ils raillent ou qu’ils maudissent, nulle ombre d’impiété volontaire ne se mêle à leurs plaintes ou à leurs satires. Ils doutent des hommes, jamais de Dieu ; ils sont toujours les enfans soumis de leurs croyances au sein même des audaces quelquefois anarchiques de leur temps ou de leur génie. C’est précisément ce mélange de la pensée libre et de la foi sincère qui constitue leur originalité et les rattache